La Femme qui lisait trop, de Bahiyyih Nakhjavani

Sait-on lire les vies ?

J'aime ce livre.
Je l'avais lu pour la première fois il y a une dizaine d'années. Et je savais qu'à l'occasion de notre Book Club thématique consacré à La Femme je voudrais le relire. En général quand nous relisons un livre nous découvrons un nouveau récit, nous viennent de nouvelles interprétations, et souvent nous continuons de l'aimer mais pour de nouvelles raisons. Dans ce cas précis, j'ai relu très précisément le même livre. Je l'ai aimé de la même manière et pour les mêmes raisons. Il est des éléments, rares, dans la vie, qui sont fixes, qui resteront à jamais inchangés. Ce sont de grands essentiels, fondateurs, universels et intemporels. Et dans La Femme qui lisait trop, de Bahiyyih Nakhjavani, cet essentiel se loge imperturbablement. Simplement, de temps à autre nous avons besoin d'y revenir. Pour ne pas oublier. Moi qui suis d'abord et avant tout une lectrice, entends bien le sens du verbe lire tel qu'il est employé dans ce roman. Savons-nous lire ? Ne serait-il temps que l'on apprenne à lire la vie, de manière juste et bienveillante ..

Le roman est basé sur des faits et figures historiques. En 1849 une poétesse érudite et libre-penseuse est arrêtée par le roi de la dynastie turque Qadjar en Iran (dont on sait à quel point le règne a été lamentable). Cette jeune femme sera emprisonnée dans la maison du maire - et chef de la police - trois années durant, avant que l'on tranche sur son sort.
Nous lirons tout ce qui se trame à la cour du roi, côtoierons la régente mère, le grand vizir, le grand intendant, un puissant mollah .. Mais toujours, l'histoire est narrée en se focalisant sur une des femmes de l'histoire, son vécu et son rôle dans les événements, la fatale perte de la grande poétesse, et également les assassinats de ces hommes de pouvoir.
Les situations sont toujours narrées avec grâce et humour, les personnages dépeints par des mots qui englobent plusieurs degrés de lecture. C'est beau, c'est risible, c'est loufoque. Mais le propos est grave, l'affaire triste. Et notre poétesse de Qazvin, puisqu'elle sait lire, puisqu'elle lit le passé, le présent et l'avenir, marquera les esprits par ses paroles de sagesse. Surtout, elle transmettra son art de lire et de vivre aux femmes. Au fil des pages, nous aussi pénétrons l'univers, la profondeur, le sens de la lecture qui s'applique à chaque instant et dans tous les domaines de notre existence terrestre.

Le livre est composé en quatre actes qui portent pour nom : la mère (la régente mère), l'épouse (l'épouse du maire), la sœur (la sœur du roi) et la fille (notre poétesse, fille d'un théologien éclairé). Dès lors, nous sommes dans les intérieurs de leurs maisons, au plus proche de leur vie. Les chapitres font des avances rapides dans le temps, et des retours en arrière. Cette structure, un peu déroutante au départ, nous permet de mieux lire l'histoire, sous tous les angles, et d'apprécier l'action (ou non) de chacun des acteurs. Car bien-sûr c'est le monde des influents qui est mis en scène. Les ambassadeurs britannique et russe jouent un rôle important. Les fils et les frères de chacun des protagonistes présentent des enjeux. Les rapports de force entre l'Etat et le clergé sont savamment distillés ici et là. Et si l'écrivaine Bahiyyih Nakhjavani a décidé de nous plonger dans le cœur des femmes de l'histoire, de nous faire vivre leurs émotions, sentiments, monstruosités et souffrances, elle n'en transmet pas moins le monde des Hommes et ses exactions commises d'égale manière par hommes et femmes. Sans oublier que la pratique de l'Islam du temps de la dynastie Qadjar a été la pire qui soit de tous temps dans ce pays.

J'ai été frappée de voir à quel point un sujet peut être traité de façon grandiose lorsqu'il est mis en opposition avec ce qui l'écrase. L'intelligence, la liberté, la bonté, ne peuvent être dites que si elles sont sous le joug du pouvoir, de l'ignorance, de la lâcheté et de la cruauté. L'arrogance élève un piédestal à l'humilité. La stupidité fait rayonner la clairvoyance ! Eh oui, la force de ce roman est peut-être là. Il ne réclame pas la liberté de la femme, n'incrimine pas le voile, n'évite pas de s'étendre sur les commérages et les vilénies féminines. Oui, mais. Pour porter un changement, pour évoluer vers un monde plus libre, la poétesse de Qazvin, et le roman de concert, semblent indiquer que la seule recette serait l'émancipation de la femme. Si seulement elle était entendue dans les moments graves. Si seulement on lui octroyait une place.
« Il se sentait piqué, non seulement parce qu'elle avait toujours raison, mais aussi parce qu'elle le savait. Pire encore, elle savait l'exprimer. Il aurait pu lui pardonner si elle s'était montrée plus hésitante, moins assurée. Une fille était censée pouvoir parler, mais pas s'exprimer clairement ; elle avait le droit d'être bavarde, mais pas éloquente. Il ne supportait pas, non seulement qu'elle fascinât tout le monde, mais encore qu'elle lût autant et écrivît aussi bien. Ses rancœurs envers elle s'accumulèrent ; elles s'assemblèrent, enflèrent ; sa jalousie bourgeonna et finit par porter fruit dans la brutale intimité de la chambre conjugale. Il est des cruautés qu'on ne peut mettre en paroles. »

Je vous ai tant parlé du fond, et si peu de la forme. Car, l'écriture est ô combien sublime. Tant d'images, tant de moyens pour dire la beauté, pour dire la laideur, avec humour et grâce et d'une plume incisive. Les mots ne pardonnent pas ! En lisant les phrases succulentes, j'ai été admirative du travail de la traductrice, me disant qu'il me faudrait lire aussi la version originale écrite en anglais. La langue anglaise est si autre. Et ce texte regorgeait tant de la beauté de la langue française. Et puis, surtout, mille fleurs, plantes, rituels, fruits, mets culinaires, textures et coupes de vêtements, bibelots, mobiliers, architectures .. sont déployés, sans jamais une seule description pourtant. Oui, mille détails font de cette langue sa richesse. Et la forme même parvient à dire quelque chose de la culture persane, de celle musulmane, et d'une époque.

LA FEMME QUI LISAIT TROP
Bahiyyih Nakhjavani
Traduit de l'anglais  par Christine Le 
Bœuf
éd. Actes Sud 2007 (v.o. 2007)

Les illustrations présentées dans l'article sont les œuvres de :
- Mahmoud Farschcian (le pur émoi),
- Miniature persane de Behzad accompagnant l'œuvre du poète sufi Djami.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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