Salina de Laurent Gaudé

Une ode à la femme

Voici donc le tout dernier roman de Laurent Gaudé, Salina les trois exils, paru en ce mois d'octobre 2018. Nous le savons, Laurent Gaudé est aussi dramaturge. Il avait publié en 2002 une pièce de théâtre sous le titre Salina qui a déjà été mise en scène par plusieurs troupes. C'est la même histoire qui est contée ici, sous la forme du roman, et l'on retrouve bien la plume de l'écrivain tel qu'on l'a aimé dans La mort du roi Tsongor, ou dans Ouragan. Salina est un récit hors du temps, au-delà du romanesque, lyrique et chorale sans être ni lyrique ni un roman choral, c'est d'abord et avant tout un récit universel qui croque l'humanité dans sa beauté et dans sa laideur, lui donne son étoffe admirable, révérée, détestable, désolante... Ici la parole est donnée à une femme qui aime et qui est silencieuse, mais elle a aussi haï et hurlé. Son fils raconte car qui d'autre que lui saurait lui rendre justice, si ce n'est, peut-être, une autre femme, et sa rivale de surcroît ?

L'art du roman est dans la construction d'un récit, dans la force de ses personnages et dans les surprises qu'il peut réserver à son lecteur. Tout cela est réuni ici et l'histoire est déplié comme seul un dramaturge sait le faire probablement. On commence par la fin, puis, par un artifice extraordinaire on recommence tout, cette fois par le début. Dans un texte bref qui compte à peine cent cinquante pages nous lisons une vie entière, une grande tragédie, la haine, la colère, la vengeance, et aussi la réconciliation, la consolation, et cette chose qui tient le tout ensemble : l'amour.

Le roman s'ouvre sur l'attente d'une mère. Elle est sèche et solitaire. C'est une femme du désert qui guette le retour d'une caravance. Son fils s'y trouve. Sera-t-il encore en vie ? Elle ne le sait, mais nous apprenons que c'est elle, Salina, qui depuis son jeune âge l'envoie avec les hommes traverser le désert, et faire du commerce. Cette fois il revient, en vie, vaillant ; il est devenu homme. Et elle sait que le temps est venu de le laisser aller. Mais les choses ne se passent pas comme le lecteur pourrait s'y attendre. Rien ne se déroule comme le lecteur l'imaginerait. Et moi qui suis en général déçue de deviner tous les rebondissements et suites d'un roman bien trop à l'avance pour en déguster le suc, j'ai été bien servie ! Le suspens est maintenu jusqu'au dernier mot. Et pourtant le style littéraire, le dispositif n'ont rien d'un thriller. Les mots, la voix, la musique de l'écrit seraient plutôt ceux d'une épopée ou d'un opéra. C'est vaste, c'est profond, et revêtu d'une forme de lenteur grandiose. C'est un écrit qui se savoure et qui renferme une sagesse certaine, un message simple qui nous parvient du temps immémorial.

Au tout début de sa vie, dans ces jours d'origine où la matière est encore indistincte, où tout n'est que chair, bruits sourds, pulsations, veines qui battent et souffle qui cherche son chemin, dans ces heures où la vie n'est pas encore sûre, où tout peut renoncer et s'éteindre, il y a ce cri, si lointain, si étrange que l'on pourrait croire que la montagne gémit, lassée de sa propre immobilité.

Voici la première ligne du roman. Le lecteur est happé ; on lui annonce la couleur et la pulsation du récit. Il va se jeter dans un flot et en sortira probablement transformé. Et voici l'autre phrase, la dernière :

Il sait que, dans quelques minutes, les bateaux se détacheront les uns des autres. Ils se disperseront comme une vaste foule. Chacun retournera à sa vie en emportant le récit de Salina. Elle est une des leurs dorénavant. Il est calme. Il sait qu'il ne sera plus jamais le même. Darzagar a dit vrai : dans ces instants où tout s'achève naissent les jours de demain et il est prêt. Alors, avant de revenir sur la berge, de se fondre à nouveau dans le monde pour être un homme parmi les autres et construire sa propre vie, il reste encore quelques instants face au cimetière, avec la foule des barques dans son dos, il murmure "Adieu Salina" et il sourit, heureux d'avoir été, pour un temps, celui qui raconte.

Laurent Gaudé fait partie de ces rares écrivains dont on peut tout lire. Je suis patiemment et avidement son oeuvre depuis quelque temps déjà. A chaque nouvelle parution je le retrouve, tel que je l'aime, et à chaque fois je prends plaisir à découvrir quelque chose de nouveau. Cet écrivain fait son chemin en étant toujours fidèle à lui-même dans les thématiques abordées et dans le style déployé. Mais il construit quelque chose, il avance, et pose une nouvelle brique sur l'édifice auquel il travaille. Dans ce roman il dit la même chose que dans La mort du roi Tsongor. Mais il dit aussi quelque chose de plus, qui correspond à notre monde et à nos préoccupations d'aujourd'hui. Il joue son rôle d'écrivain en nous donnant à voir, en nous proposant d'être et d'agir pour éviter des écueils regrettables demain. Il nous dit d'où viennent les colères et les haines. Il nous dit comment se trouvent les réconciliations et les consolations et comme cela requiert un don de soi, un don de quelque chose de précieux pour pouvoir faire la paix, avec l'autre, avec les douleurs du passé.

Je vous invite à lire les autres livres de Laurent Gaudé, nottament La mort du roi Tsongor, et Écoutez nos défaites dont je vous ai parlé récemment.

Salina, les trois exils
Laurent Gaudé
éd. Actes Sud 2018

Les photos présentées dans l'article proviennent du site de La Compagnie du Lierre qui a mis en scène et joué la pièce de théâtre Salina en 2007.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.