Shibumi, de Trevanian

Silence éloquent

Ce roman a été publié pour la première fois en 1979. Il continue d'être lu, chaque jour, en toutes langues. Hier encore je l'ai vu présenté dans la devanture d'une librairie à Antibes parmi les lectures estivales recommandées. Et une nouvelle édition Collector illustré est publié en novembre 2020.
L'écrivain lui-même est un mystère. Longtemps resté dans l'anonymat, il s'est offert le plaisir d'écrire et de publier sous huit noms de plume différents, dont trevanian ! Moi qui suis fascinée par les arts japonais, intriguée par les relations Chine-Japon, dévouée aux arts martiaux, j'ai été amplement nourrie par ce Shibumi. Mais c'est un roman d'espionnage, et non pas un lent et long écrit japonisant. La politique internationale, les intérêts économiques en jeu mis en lumière dans ce récit n'ont pas bougé d'un pouce en quarante ans ; c'en est effrayant.

Le premier chapitre du roman nous plonge dans les coulisses de la CIA et d'une entité qui la gouverne. Un groupe de travail analyse une mission semi-ratée. Un survivant est passé entre les mailles du filet. Et cette jeune femme est loin d'être une professionnelle du métier, mais elle va leur permettre de remonter jusqu'à un homme clé, au centre de leurs enquêtes depuis des décennies. Et nous voici, au deuxième chapitre à Shanghai, auprès d'un jeune garçon qui apprend le jeu de Go.
Les chapitres s'entrelacent pour nous permettre de retracer la vie de Nicolaï Hel, cet homme hors du commun, et de poursuivre simultanément l'histoire contemporaine où tous les services d'espionnages mondiaux se réunissent pour mettre la main sur ce mystère vivant, désormais établi au pays basque. Nous le verrons dès lors enfant à Shanghai, jeune homme au Japon, puis, progressivement tueur à gages. Et toujours, d'abord et avant tout, cet homme se définit par l'art-de-vivre shibumi.

Otake-san (...) t'écoutera avec intérêt, mais ne t'ennuiera jamais de ses conseils (Le général sourit.) Bien que tu puisses parfois être déconcerté par sa façon de parler. Il s'exprime souvent en termes de Go. Toute la vie, pour lui, est un paradigme du Go.
- J'ai l'impression que je vais l'aimer, monsieur.
- J'en suis certain. C'est un homme qui a toute mon estime. Il possède la vertu de... comment dire... de shibumi.
- Shibumi, monsieur ?
Nicolaï avait déjà entendu ce mot, mais à propos de jardins, d'architecture, où il suggère une beauté équilibrée.
- Quel sens donnez-vous à cette expression, monsieur ?
- Oh! Un sens imprécis. Et incorrect, je le crains. Une tentative maladroite pour décrire une qualité ineffable. Comme tu le sais, shibumi implique l'idée du raffinement le plus subtil sous les apparences les plus banales. C'est une définition d'une telle exactitude qu'elle n'a pas besoin d'être affirmative, si touchante qu'elle n'a pas à être séduisante, si véritable qu'elle n'a pas à être réelle. Shibumi est compréhension plus que connaissance. Silence éloquent. Dans le comportement, c'est la modestie sans pruderie. Dans le domaine de l'art, où l'esprit de shibumi prend la forme de sabi, c'est la simplicité harmonieuse, la concision intelligente. En philosophie, où shibumi devient wabi, c'est le contentement spirituel, non passif ; c'est exister sans l'angoisse de devenir. Et dans la personnalité de l'homme, c'est... comment dire ? L'autorité sans la domination ? Quelque chose comme cela.

L'homme qui parle de Shibumi en ces termes au jeune Nicolaï est d'une importance capitale dans le roman. Ce japonais, digne, juste, honorable sera son père adoptif et son père spirituel. Les grands tournants de la vie du futur tueur à gages Hel seront liés à la destinée de ce général Kishikawa. J'avoue que les personnages principaux de ce livre me sont très attachants. Qu'il s'agisse du général, du maître de Go, Otake-san, de Hana la compagne eurasienne de Hel ou de son ami et compagnon de virées spéléologiques Le Cagot basque, tous ont une personnalité marquante. 
Et puis ce sont les mille univers brossés qui enchanteront et instruiront le lecteur, sur le Shanghai des années 30, sur la spéléologie, sur les intérêts politico-économiques ou sur les services d'espionnage. C'est à se demander d'ailleurs si l'auteur n'était pas lui-même infiltré dans tous ces réseaux ! Car, je vous ai dit ma fascination pour ce livre mais j'avoue que les positions politiques parfois méprisantes qu'on y lit m'ont été désagréables. Je précise tout de même que tous les pays sont logés à la même enseigne : la cible première de ridiculisation est les États-Unis et les Américains ; les autres peuples et gouvernements en prennent tout autant pour leur grade !

En raison de ce petit bémol que je viens de souligner Shibumi ne sera pas un de mes livres cultes à tout jamais. Mais. Je sais que certains éléments issus de ce roman font désormais partie intégrante de moi. Le jardin aménagé par Hel dans son château basque, je l'ai vu, j'y ai séjourné. La symphonie de l'eau qui s'y interprète, grâce aux mille aménagements invisibles de notre Nicolaï Hel, tintera à mes oreilles dans les moments inattendus de grâce que la vie nous réserve, par moments, par-ci par-là. Et s'il n'est pas trop tard, je me lancerais bien dans l'apprentissage du jeu de Go !!


SHIBUMI
Trevanian
Traduit de l'anglais (américain) par Anne Damour
éd. Gallmeister 2008 (v.o. 1979)
Collector illustré, éd. Gallmeister nov. 2020

Les illustrations présentées ci-dessus sont les œuvres de :
- Peiliang Jin,
- Tosa Mitsuyoshi (illustration du Dit du Genji).

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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