Bon vivant ! de A. J. Liebling

Menu à dix plats ?!

Quel bonheur de lecture gourmande que ce Bon vivant ! d'Abbott Joseph Liebling. Chroniqueur du magazine littéraire New Yorker au vingtième siècle, l'auteur a été d'abord et avant tout, tout au long de sa vie, un grand gourmet et amoureux de la France et de la gastronomie française. Ce livre réunit quatre articles, dont l'association coule de source. On y lit la vie de l'auteur en lien avec la cuisine et les bonnes tables de l'Hexagone. Drôle, intelligent, détaillé, l'essai se lit tel un roman et nous laisse une mélancolie délicate de notre rapport à la nourriture, d'antan !

D'une famille aux origines germaniques, l'auteur découvre la France au début du vingtième siècle, avant la première guerre mondiale. C'est encore un enfant, pourtant ce séjour en famille posera en lui une marque indélébile ; la grande passion de  sa vie est née.
Lorsque la Grande Guerre éclate, il est aux États-Unis. Secrètement il soutient son pays de cœur, La France, et rêve de se jeter dans les tranchées pour héroïquement défendre ce peuple dont il se sent frère. La suite de sa vie est ponctuée de voyages en France, à commencer par une année entière où, étudiant, il viendra s'instruire à La Sorbonne. Or sa vraie formation se fera à table ! Il apprendra à gérer les allocations mensuelles versées par son père, afin de connaître et savourer le meilleur de la cuisine française. La vie de cet homme semble s'organiser autour des plats et des mets, sans oublier les délices de vins et digestifs. Devenu journaliste, il s'évertuera à transmettre sa passion - et connaissance - de la gastronomie française. Tout ce temps nous serons avec lui, rencontrerons les nombreux plats et vins qui le régalent, et nous laisserons enchanter par les amitiés parisiennes ou régionales qui se noueront entre lui et d'autres palais voraces et fervents cuisiniers.

Ce récit date des années soixante. Le livre a été publié en anglais pour la première fois en 1986 ; et en français en 2017. Mais il est d'une telle actualité. La lectrice que je suis est rentrée dans cet univers, s'est identifiée au narrateur, et a pu, constamment, au détours des pages, apprécier le suc des propos de l'auteur, toujours drôles, toujours critiques. La bonne cuisine française, préparée et proposée dans tous les hôtels et auberges de province, dans mille petits restaurants de quartier à Paris, où tout un chacun prenait ses repas midi et soir, pour un prix modeste .. où est-elle désormais. Pour Abbott Joseph Liebling c'est dans les années 20 que l'on trouvait cette profusion, cette normalité du bien manger à des prix modiques. Il voit la disparition de ce monde passé la seconde guerre mondiale. Il voit arriver les nouvelles habitudes, puritaines à ses yeux, prescrites pour la bonne santé du foie et dangereuses pour la bonne santé des plaisirs ! L'art de vivre gourmand se perd. Tout prend le chemin du sérieux, sans rondeur. Cela seul peut nous tuer, prédit-il !

Naturellement il n'y a qu'un pas à franchir entre les plaisirs liés à la bonne chère et les plaisirs de la chair. Et Liebling nous parle des femmes. Ah! Comme j'ai ri. Et je sais bien que nous n'avons pas le droit de rire de la question de nos jours. Nous n'avons plus le droit de rire de grand chose. Les hommes, les femmes, tous les sujets sont désormais graves et sérieux. Quand avons-nous perdu notre esprit de dérision, qui naviguait dans les désirs et plaisirs de l'instant vécu ?.. Car si notre Liebling dévore et digère aisément deux plats du jour (Cassoulet !) et un plat de steak, précédé d'huîtres, suivis d'autres mets encore, sans s'en porter mal, j'avoue que moi aussi, à mon niveau, j'ai des souvenirs de ma vie parisienne où j'étais joliment gourmande gastronome. Ce temps révolu, où l'on ne se souciait pas de toutes les recettes de bien-être et de manger sain, ce temps où bien peu de gens avaient des intolérances alimentaires à mille ingrédients, où s'est-il caché ? Envers et contre quoi avons-nous développé des intolérances, je ne le sais, mais j'ai chéri ce livre pour sa bonhommie simple, pour ses plaisirs et aversions affirmées.

Abbott Joseph Liebling n'est jamais devenu écrivain, romancier, nouvelliste. Il a savouré les mots et les mets, les a partagés autour de lui. Et pourtant, ce livre a la force du plus poignant des romans, la juste délicatesse de la digne littérature. Le chroniqueur Liebling ne devra pas se perdre de nos mémoires. Raison pour laquelle, peut-être, le grand James Salter a préfacé ce récit. Merci aux éditions La Table Ronde pour avoir porté ce livre jusque notre table..

BON VIVANT !
(Between Meals. An appetite for Paris)
A. J. Liebling
Préface James Salter
Traduit de l'anglais (américain) par Jean-Christophe Napias

éd. La Table ronde 2017 (v.o. 1986)

Les illustrations présentées dans l'article sont :
- "Automne gourmand" du dessinateur Roberto,
- La grisette et l'étudiant dans un café parisien (site France culture).
La photographie mettant en scène la couverture du livre est de © murielarie pour Kimamori.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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