Les villes de papier, de Dominique Fortier

L'immatériel sur papier

La très grande Emily Dickinson a toujours eu une place particulière dans mon cœur. Ses poèmes me parlent, même les jours où je suis sourde, aveugle, absente ! Elle est désormais reconnue comme une des plus grandes figures de la littérature américaine. Mais nous ne savons pas grand chose de sa vie, et en vérité, hormis ce que nous livre sa nombreuse correspondance, et ce qu'évoque sa poésie, nous ne pourrons jamais capturer le contenu de sa vie terrestre.
S'attaquer à une biographie qui la livre aux yeux de tous est chose impossible. Ceux, très rares, qui se consacrent à cet impossible sont des êtres à l'âme sensible, des écrivains d'exception. La traductrice, romancière et essayiste canadienne Dominique Fortier fait désormais partie de ce petit nombre. Et moi qui suis si intérieurement connectée à l'univers de l'insaisissable Emily Dickinson ait été transportée par Les villes de papier. Évanescent, humble, juste, merveilleusement écrit, le livre vogue harmonieusement dans cet indicible impénétrable qu'il ressuscite.

Emily Dickinson est née en en 1830, dans le Masachusetts. Elle ne s'est jamais mariée, n'a pas eu d'enfants, n'a pas exercé d'activité notable dans le monde des hommes. Elle est décédée en 1886, dans la maison où elle était née, dans laquelle elle a séjourné la majeure partie de sa vie. On pense savoir qu'elle a passé la deuxième moitié de sa vie cloitrée dans sa maison, puis dans sa chambre. Elle a écrit des centaines et des centaines de poèmes, d'une structure étrange et incompréhensible pour leur temps. De son vivant elle n'a jamais publié un seul recueil de poésie.
Vous l'aurez compris, pour raconter cette femme et sa poésie, il faut se poser dans sa vraie vie : sa poésie, ses correspondances, l'inspiration qui était le fondement de son âme et de son œuvre. Sur ces pages Kimamori, de temps à autre vous avez lu ses poèmes. Il en est un que j'aime particulièrement et qui vous en dira long sur sa personnalité, sa nature peut-être :

Je suis Personne ; et vous ?
Êtes-vous Personne aussi ?
Dans ce cas, nous faisons la paire !
Chut ! On pourrait nous trahir – qui sait !

Être Quelqu’un, que c’est morne !
Que c’est commun de coasser son nom
Tout au long de juin
Au marais béat ! *

Le récit de Dominique Fortier s'organise autour de chapitres qui tracent la vie d'Emily Dickinson, selon une chronologie respectée dans le temps, depuis son enfance jusque sa mort, et quelques chapitres par-ci par-là où elle s'insère elle-même dedans. Dominique Fortier est venue s'installer à Boston avec son époux muté pour cause professionnelle. Ils arrivent avec un nouveau-né. Ils s'installent. Ils déménagent. Repartent. Reviennent. Ils ne sont pas tout à fait chez eux. Pour être chez elle, Dominique Fortier aurait besoin de la présence de son arbre, enraciné dans le jardin de son chez elle au Québec. Et elle parvient à rendre l'esprit de cette poétesse qui était chez elle, partout, toujours, car son chez elle était dans ses mots, dans ses vers, que lui susurraient les oiseaux et les fleurs, le ciel et les flocons de neige. Les deux femmes, à plusieurs siècles d'écart ont l'air de se comprendre...

Dominique Fortier aime les mots. En la lisant je me suis dit que les mots l'aimaient aussi. Elle cite bien peu de poèmes de Dickinson. D'ailleurs on perd tant dans la traduction, aussi excellente qu'elle puisse être. Mais dans les chapitres brefs, aériens, qu'elle compose, où elle nous rend habilement la vie de la poétesse, elle donne couleurs et lumières à mille petites anecdotes. Elle nous présente les proches d'Emily. Elle nous emporte dans son décor. Par mille petits riens savamment agencés elle créé une rencontre entre le lecteur et Emily. Emily qui n'ouvrait la porte à personne mais écrivait à tous. Les parents d'Emily, ses frères et soeurs, ses quelques amies peuplent ces pages qui nous rapprochent de cette voix silencieuse et pourtant ample. J'ai toujours imaginé la poétesse comme un de ces êtres spirituels qui entendent les mots de la nature, pénètrent l'essence du monde, mais, parce qu'ils sont en communion avec un céleste, ils ne s'en rendent même pas compte. Ils ne s'estiment pas mystiques. Simplement ils le sont : des anges égarés ici-bas. Dominique Fortier, sans rien dire, nous transmet mille impressions et sensations. Ainsi, dans son livre, nous sommes au cœur de la vie profonde et invisible d'Emily Dickinson.

« On sert dans de grands bols le chou, les pommes de terre, les morceaux de lard, les navets et les carottes en rondelles qui composent l'ordinaire de la semaine. Les jeunes filles mangent en discutant, on les encourage même à échanger des idées, puis celles dont c'est la tâche de desservir enlèvent la vaisselle tandis que les autres montent dans la pièce commune. Là elles repassent leurs leçons pour le lendemain avant d'aller enfiler leurs chemises de nuit.
Elles s'interrogent :
- Comment appelle-t-on un groupe de faisons ? demande Anna.
- Un bouquet, répond Isobel. Un groupe d'étourneaux ?
- Un murmure.
- De flamants ?
- Une flamboyance de flamants. De hiboux ?
Isobel hésite. Sans lever les yeux de son livre, Emily répond à sa place :
- On dit un parlement de hiboux.
- Très bien. Plus difficile alors. Comment appelle-t-on un groupe d'alouettes ?
- Une exaltation.
- Et de papillons ?
- Un kaléidoscope de papillons.
Elle les observe, tailles fines, tabliers blancs, cheveux attachés, non pareilles et pourtant mystérieusement semblables dans leur jeunesse. Et pour nommer un groupe d'élèves de séminaire, un soir d'hiver, comment dit-on ?
Elles sont tout cela à la fois, bien-sûr : exaltation, parlement, flamboyance, kaléidoscope, murmure. »

Les vies de papier nous raconte une jolie histoire. Mais c'est une histoire vraie. Devrait-on qualifier le livre d'essai, de biographie, ou de poésie ?! C'est un peu tout cela à la fois. Et c'est aussi un récit qui nous pose, nous repose, et nous donne des ailes.
J'ai vu qu'il faisait partie de sélections de prix littéraires de la rentrée en France. J'en suis ravie et j'espère qu'il sera lauréat. Mais en réalité peu importe. Lisez-le, savourez, offrez-le. Et ensuite. Plongez-vous dans l'œuvre d'Emily Dickinson. C'est une amitié gratifiante et inépuisable qui vous embrassera.

LES VILLES DE PAPIER, Une vie d'Emily Dickinson
Dominique Fortier

éd. Grasset 2020 (Québec, 2018)
Sélection Prix Renaudot 2020

* Poème traduit par Stéphane Chabrières.
Vous pourrez trouver la version originale du poème ici.

Les images présentées dans l'article sont :
- Photographie d'Emily Dickinson (retouchée, issue des pages d'En Attendant Nadeau),
- Art digital d'Eric Lynx Lin. Œuvre intitulée Emily Dickinson, I am Nobody.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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