Les lanceurs de feu, de Jan Carson

« Tout en moi est liquide et se rue vers mon enfant. »

Traduit et publié en français à la rentrée littéraire 2021, Les lanceurs de feu est le deuxième roman de Jan Carson, écrivaine contemporaine d'Irlande du Nord. Très célébré dès sa sortie en anglais, il a été largement remarqué en France, retenu dans les sélections des prix littéraires, finaliste du Prix Femina roman étranger et du Prix Médicis roman étranger. Quant à moi, je m'y suis plongée parce que je préparais à ce moment-là un club de lecture .. thématique Irlande.
J'ai aimé ce livre pour bien des raisons. J'y ai découvert des traits de l'histoire du pays. J'y ai retrouvé la grande question récurrente dans la littérature irlandaise de la relation père-fils. Et j'ai été happée par la part Imaginaire ou mythologique qu'insidieusement l'écrivaine élabore dans son roman. J'entends par mythologie l'exquis moyen de lire l'Homme, ses émotions, et de saisir peut-être la profondeur de ses choix et ses actes.

Le roman prend pour décor un épisode précis de Belfast : les Grands Feux de Belfast en 2014. La tradition veut que les orangistes érigent des foyers qui s'embrasent le douze juillet, jour de leur parade. Chaque été ce rituel se vit joyeusement. Or cette année-là, bien avant la date usuelle, des feux surgissent de toutes part, raniment dans les esprit des habitants les animosités de la période des Troubles.
Deux histoires sont racontées et portées simultanément dans Les lanceurs de feu. La vie de deux pères. Et le lecteur suit les événements à la lueur de leur histoire, de leurs hantises, de leur quotidien. L'un est père de famille et se ronge le sang à l'idée que son fils ait hérité de lui une violence qu'il a autrefois pratiquée. L'autre est un être asocial, très bon médecin, détaché de son environnement. Son célibat semble être inscrit dans son destin. Or il fera la rencontre d'une femme envoûtante qui emménage immédiatement chez lui. Elle y séjournera neuf mois, et disparaîtra en lui léguant un bébé. Notre homme se transforme pour apprendre à être père ! Seulement, il est effrayé à l'idée que sa fille ait hérité la singularité de sa mère, dont je ne vous dirai rien ici afin de ne pas vous gâcher la surprise, et la fascination qui sera la vôtre dès que vous aurez deviné. Happé, le lecteur se glissera dans ce lieu complexe qu'est le terreau de l'amour et de l'affrontement, Belfast, de père en fils, et de père en fille.

L'écrivaine prend son temps pour poser son histoire. Elle nous accueille factuellement puis nous enrobe aimablement, et pas à pas nous engloutit, nous absorbe, afin de mieux dévoiler ces mille choses qui ne s'expriment que dans le non-dit. La structure du récit est on ne peut plus simple. Les chapitres se suivent en nous posant respectivement dans le quotidien de Sammy et de Jonathan, nos énigmatiques pères. De temps à autre se glissent au cœur de ce duo de brefs chapitres, en italique, qui nous transportent auprès d'enfants, aux vécus étranges, et nous les côtoyons le temps d'une expérience narrée, tout à fait hors du commun. Le mystère de ces bribes d'étincelles fantomatiques sera progressivement levé pour former un tout avec le reste de l'histoire.

Une tendresse immense se meut dans le texte. Les personnages sont attachants : de ceux qu'il faudrait inventer s'ils n'existaient pas. Cependant que nous pénétrons l'âme nuancée et vulnérable des hommes et des femmes du livre, nous nous laissons imprégner par l'atmosphère du lieu. L'histoire d'un peuple se laisse comprendre, de l'intérieur. Les Troubles ont beau relever du passé, ce passé ne veut mourir, il ne fait que renaître de ses cendres dès que l'occasion se présente.
Comme je vous le disais, pendant quelques semaines j'ai été plongée dans bon nombre de romans et nouvelles s'intéressant à l'Irlande, et j'ai cherché à comprendre "l'origine du problème". Elle n'est jamais abordée dans la littérature irlandaise, et certainement pas directement. Elle est mise en lumière, mise en scène, traduite par des images et des allusions. A l'instar de toutes les problématiques qui donnent lieu à guerres et réactions insensées, ce n'est pas le point de départ qui compte, c'est la transmission .. du mal, du mal-être, de la colère, de la violence.

Les Lanceurs de feu est un merveilleux roman. Il se lit lentement et attentivement. Il nous captive puis nous tient en haleine. Il nous alerte et nous apaise. Surtout, il nous transmet une part d'humanité, universelle, que l'on soit originaire d'un pays qui a essuyé une guerre civile ou non.

LES LANCEURS DE FEU
(The Fire starters)
Jan Carson
Traduit de l'anglais (Irlande du Nord) par Dominique Goy-Blanquet

éd. Sabine Wespieser, 2021 (v.o. 2020)
Finaliste Dalkey Book Prize 2020 
Lauréat Kitschies Prize for Speculative Fiction 2020
Lauréat Prix Union Européenne littérature Irlande 2019
Finaliste Prix Médicis roman étranger 2021
Finaliste Prix Femina roman étranger 2021

Les illustrations présentées dans l'article sont :
- Feux Belfast,
- Street art à Belfast, photographie de Paul Faith.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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