« Vous êtes des vers de terre »…

Bain de Lune FeminaCe n’est pas facile de lire les écrivains haïtiens. Leurs écrits sont lyriques, sont poétiques, sont lents, sont sublimes. Mais nous ne savons plus ni lire ni vivre la lenteur. Au sortir de ce livre je me suis demandé si ce n’était pas tout simplement parce que nous ne savons plus souffir… La souffrance réelle ne serait-elle pas cette chose précieuse qui enseigne la sagesse des temps immémoriaux, qui donne foi en la vie simple, qui inscrit en nous une créativité qui sait tisser, conter et rénover des contes et légendes transmis par les ancêtres, perpétués par les générations qui se succèdent ?

Le livre s’ouvre sur une scène magnifique et terrible : une jeune femme blessée, estropiée, endolorie dans chaque recoin de sa chair jouit de cet instant présent fatal et bientôt final où elle est caressée et bercée par un rayon de lune… Et c’est ainsi que le livre commence.

La fin d’une vie est l’occasion de raconter tant d’autres vies qui ont précédé et nous éclairer sur plusieurs générations qui toujours vivent les mêmes malheurs et qui pourtant mènent leur vie avec douceur. La beauté de ce livre est grande ; sa profondeur effrayante. car c’est l’abîme d’un peuple, d’un pays tout entier qui est illustré par la plume de Yanick Lahens.

Pour ma part j’ai trouvé ce livre paisible. Les histoires qui s’y vivent sont affreuses et pourtant la manière dont elles se vivent est douce, est tendre, est pleine d’amour et d’authenticité. Un esprit occidental moderne ne dispose pas des instruments d’entendement nécessaires pour pénétrer cet univers, me semble-t-il. Formés que nous sommes à vouloir être maître de tout, à vouloir définir, contrôler, planifier, comment pourrions-nous apprécier l’acceptation qui règne dans ces pages ?!

Yanick LahensIl est un mot anglais que j’aime beaucoup : « resilient ». Ce mot se traduit bien mal en français. Les dictionnaires disent « résistant, tenace, endurant » ; parfois ils disent aussi « élastique ». Car le « resilient » sait rebondir, non pas par la force, non pas par une résistance physique, mais en étant tendre, malléable, doux, en s’efforçant d’absorber la chose qui ne va pas et de se maintenir malgré tout tel quel. Les histoires narrées dans ce livre sont pour moi une belle leçon de cette attitude grandiose. Haïti a bien des choses à nous apprendre. Et bienheureux sommes-nous de pouvoir nous abreuver des écrits de ses écrivains. Ce n’est pas pour rien que Laurent Gaudé est allé chercher son inspiration en ces contrées-là pour son dernier livre dont nous reparlerons dans ces pages Kimamori. En attendant, si vous pensez avoir quelque germe de ce fameux esprit « resilient » je vous recommande cette lecture. Et si vous aimez la poésie, je vous la recommande aussi !

Un bref extrait illustrera mes propos insensés. C’est le curé du village qui prêche :

Vous n’êtes que des lâches. Bande de poltrons… Vous vous laissez malmener sans rien dire, sans aucune protestation. On vous piétine et, au lieu de vous défendre en enlevant le pied, vous tendez tout le corps, le dos, le ventre, la tête, pour que l’on vous marche dessus. Pour que l’on vous écrase comme des vers de terre. Oui, c’est ce que vous êtes, des vers de terre.

BAIN DE LUNE
Yanick Lahens
éd. Sabine Wespieser, 2014
Prix Femina 2014

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