Alain Pacadis Face B, de Charles Salles

« Quand il ne parle pas, quand il ne boit pas, quand il n'est pas occupé ou que son esprit n'est pas embrumé par une drogue quelconque, il retombe dans ses ressassements. C'est comme un rituel, d'abord l'entrevue avec Bizot, puis l'article de l'été dernier, « Alain Picradis, tous à La Coupole ! ». L'article qui avait mis définitivement fin à ses espoirs de travailler dans le mensuel underground, parce que malgré tout il y avait encore un peu cru, même après son échec. Il cherche des explications. Pourquoi Actuel avait voulu l'humilier. »

J'ai été charmée par ce roman dès les premières lignes, puis amusée de naviguer dans son univers après quelques pages lues. L'écriture est belle. Le pays où il nous embarque nous dépayse et nous dote simultanément d'un sourire de jeunesse : il nous transporte au cœur de la nuit parisienne, quelques décennies en arrière ! Ces boîtes de nuit, les Palace et les Bains Douches, nous les avons fréquentées. Non pas que j'aie connu le Palace des années 80, mais il n'empêche que j'ai eu plaisir à retourner dans ces lieux, pour les découvrir à leurs débuts.
Comme son nom l'indique, le roman nous parachute dans la vie d'Alain Pacadis, et nous fait dévorer l'envers du décor. Après un premier chapitre situé en 1980, l'histoire reprend à son commencement ; en 1968, Alain Pacadis est encore un jeune homme tout frais, il n'est pas devenu Paca, le chroniqueur gonzo, icône du glam-punk. Il se rend à sa première manifestation sans n'avoir rien dit à sa mère. Il désire sortir de sa peau candide et bien rangée. Très vite il prendra le chemin de la déviance délicieuse, alcool, sexe, et drogues, vie nocturne et papiers choquants sortis de sa plume. Il va inventer son style de dandy punk, obtenir que l'on y fasse place. Les rédacteurs des Actuel et autres ne voudront pas de lui. Qu'à cela ne tienne, il fera vibrer les colonnes de Libé, et se fera accepter sans se cacher de son homosexualité.
Et voilà l'autre intérêt de ce roman. Il restitue une époque, ses folies sans limites mais aussi ses tabous, sa bienséance hypocrite, ses codes d'un autre temps. Il dénonce sans jamais avoir à dénoncer : simplement il nous donne à voir. À nous de relier le passé et le présent, d'en faire notre lecture renforcée. Les Matzneff et autres, bien entendu, sont dans ces pages, et vus autrement, par les yeux de leur temps révolu. Même si les excès de notre Paca sont ahurissants, dans nombre de passages nous sommes attendris par les facettes paradoxales du personnage, de fait hautement romanesque.
Mais Alain Pacadis Face B nous dit bien plus que cela. J'ai été émerveillée par un chapitre qui s'invite insidieusement dans le roman : le narrateur prend la parole, nous enjoint à lui accorder cette pause. Et là, magistralement, il met à nu un demi-siècle de parcours de l'humanité simplement en statuant que chaque décennie a eu sa drogue, et patiemment il entreprend d'illustrer son propos. D'une drogue à une autre, le monde se découvre un nouveau mode de vivre ; et ce vivre est social, économique, politique, cette nouvelle décennie-là va s'ériger sous les battements d'un nouveau rythme, de nouvelles fins et de penchants différents. L'intermède du narrateur se referme. Il nous a laissé éberlués et sans voix. Le récit de la vie de Paca reprend son cours. Mais cette fois nous avançons d'un pas lucide.

Le roman forme des vagues et nous surfons successivement dans l'amusement, la peur, la prise de conscience, l'attendrissement .. pour repartir de nouveau dans un tour d'amusement, de crainte, de conscience, de nostalgie et par moments d'incrédulité tant Alain Pacadis pousse le bouchon loin. Le livre se fait miroir réfléchissant de nous aujourd'hui, qui sommes devenus bien prudents, proprets et vigilants dans notre décennie actuelle, enfermés dans mille frayeurs pour trouver le courage de dépasser la ligne.
Le roman se clôt sur une scène hallucinante, à l'instar de ce qui précédait, une vie hors du commun, 37 ans, vécus et consommés pleinement à chaque instant. Merveilleusement documenté, d'une qualité littéraire en tous points remarquable, le roman nous laisse admiratifs du travail du primo-romancier Charles Salles.

ALAIN PACADIS FACE B
Charles Salles
éd. La Table Ronde 2023
Sélection Prix du premier roman français 2023

Photographie de l'auteur en tête de cet article, prise par Laura Stevens copyright La Table Ronde.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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