Le délicieux professeur V., de Julia May Jonas

« J'ai plissé les yeux face au soleil, histoire de faire quelque chose de ma peau, puis nous avons repris notre route, enfin débarrassés du tracteur. J'avais beau être sous le charme, je trouvais un brin mélodramatique cette manière qu'il avait de se sentir responsable de la santé mentale de Cynthia. Il se comportait comme si c'était son fardeau, à lui et lui seul. Je trouvais outrageant, en tant que femme, que Vlad mentionne sa fragilité presque à chaque fois qu'il l'évoquait. Cela frisait la condescendance et la fétichisation mielleuse. »

Parfois je constitue mes listes de lecture en m'inspirant des recommandations de critiques littéraires anglophones, lus au moment de la parution d'un roman dans sa version originale. C'est ainsi que j'ai été curieuse de découvrir Le délicieux professeur V., de Julia May Jonas. Non seulement je n'ai pas été déçue, mais le livre s'est fait une place parmi mes favoris de cette rentrée littéraire 2023.

Réflexion intelligente, riche des nuances et de la complexité que requiert le sujet traité, porté par une écriture maîtrisée, parsemé de rebondissements et d'humour délectable, ce roman nous invite dans l'univers académique américain, et un procès MeToo. Les personnages donnent du relief à l'aventure théâtrale qui tient le lecteur en haleine jusque la dernière page. Que tout cela nous soit livré par une primo-romancière rend l'ensemble plus remarquable encore.

John, professeur d'université depuis des décennies encourt un procès MeToo suite à l'accusation d'un groupe d'étudiantes. Son épouse, la narratrice du roman, est également professeure, dans la même université. Elle est depuis toujours l'une des enseignantes les plus appréciées et reconnues par les étudiants et ses pairs. Or ce procès et les révélations qui l'entourent commencent à impacter sa carrière. Son choix de demeurer au côté de son mari est critiqué, d'autant plus lorsque l'on va apprendre qu'elle a toujours su que son mari avait régulièrement des aventures, dont avec ses étudiantes. Esprit libre, de caractère ferme et déterminé, elle a eu tout autant de liberté au sein de leur couple, pour assouvir ses désirs sexuels en dehors du mariage. L'équilibre d'une vie patiemment instaurée par l'épouse va être définitivement chamboulé à l'arrivée d'un jeune et séduisant professeur, accompagné de son énigmatique compagne et mentalement fragile. Le comique de situation se met alors en place. Et Vladimir, le fameux délicieux professeur V, va mettre du sel et du piment dans un double trio au sein des deux couples. Le château de cartes devient dangereusement instable !
Une farce grandiose se joue sous nos yeux ; mais le sujet est grave. Le suspense ne cesse de croître, et le lecteur est à chaque pas un peu plus captivé puis ébahi, tant par la structure et le dispositif savamment agencés, que par le propos lui-même. Tous les a priori, conclusions et jugements hâtifs voire simplistes se trouvent questionnés, démontés. Le débat délicat destiné à déterminer qui a raison, qui a tort, qui est un monstre perfide ou un porc déloyal, se trouve ainsi enrichi, pour notre plus grand plaisir. La chute, en réalité la triple ou quadruple chute, est vertigineuse, doublée d'un final poignant qui jette un coup de projecteur aveuglant sur le tableau d'ensemble. Et cerise sur le gâteau, car nous sommes ici dans le domaine de la littérature - tous les protagonistes étant des professeurs de lettres et parfois écrivains - on pourra se demander qui est en vérité ce Vladimir, alias professeur V. !

Ce roman est une très belle réussite, un exploit. La lecture est délectable, drôle, et le travail littéraire, irréprochable, parvient à brouiller les pistes afin de nous inviter à penser autrement, c'est-à-dire par nous-mêmes, les questions en vogue de nos jours. Très belle découverte de cette rentrée littéraire 2023, et autrice à suivre attentivement.

LE DÉLICIEUX PROFESSEUR V.
(Vladimir)
Julia May Jonas
Traduit de l'anglais (américain) par Emmanuelle Heurtebize

éd. Dalva, 2023 (v.o.2022)

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

Leave a Comment