Hadès, Argentine de Daniel Loedel

« Le Temps n'enrobe rien. Il vous dérobe. »

J'aime lire les écrivains argentins d'aujourd'hui. Et avec Hadès, Argentine nous avons un excellent exemple de la l'univers littéraire de ces jeunes auteurs. Lauréat du Prix du Premier Roman littérature étrangère 2021, Finaliste du Prix Femina étranger 2021, Sélection Prix du Roman Fnac 2021, ce roman s'est fait remarquer en France et je ne peux que m'en réjouir. Comme son nom l'indique, le livre de Daniel Loedel nous propose une descente aux enfers ! Ces ténèbres sont datées et géographiquement localisées : Buenos Aires, en 1976 .. mais la question intrinsèque que se pose le livre est celle de l'humanité en lien étroit avec la monstruosité. L'Histoire a-t-elle raison de l'Homme, ou serait-ce l'Homme qui se joue des travers de l'Histoire ?..
Hadès, Argentine s'intéresse à de grands thèmes existentiels, les travaille en orfèvre, et parvient à les rendre intelligibles avec grâce et délicatesse.

Le roman s'ouvre sur un retour au pays natal. Le narrateur, Tomás Orilla, revient en Argentine après huit ans d'exil aux États-Unis où il porte désormais le nom de Thomas Shore. Il est parti en 1976, aux temps forts de la dictature. Il a sauvé sa vie, mais a-t-il su vivre depuis. Plusieurs chapitres énigmatiques nous permettent de suivre son arrivée à Buenos Aires. Qu'est-il venu faire là, et sur l'invitation de quelle ancienne connaissance ? Lui-même ne le sait pas. Or il va retrouver le Colonel. Ami de longue date, l'homme qui lui a appris à jouer aux échecs, celui qui l'aurait protégé, ou plongé dans les affres du mal-être, ce fantôme du passé lui donne rendez-vous au cimetière. Ensemble ils vont revisiter le temps jadis. Tomás revivra ainsi, une dernière fois, ce qu'il a vécu autrefois. Pourra-t-il remonter quelqu'un, ou quelque chose, de ces enfers du passé. Parviendra-t-il à changer l'histoire et se libérer de ses éternels regrets. Le lecteur ne le saura qu'en fin de récit, mais il sera resté intensément plongé dans le labyrinthe de l'horreur au côté de Tomás.

Hadès, Argentine est une histoire d'amour avant tout, de celles qui parfument et empuantissent une existence dans son entièreté. Cet amour, précisément, qui aura plongé le narrateur dans les centres de détention des renseignements généraux, les tortures, les peurs, les trahisons, et les dénonciations, et bien entendu les mouvements de résistance. Nous lirons la jeunesse, ses combats, ses illusions, sa folie. Tout au long du récit, naturellement, nous lirons l'humain, son insensé, sa violence enfouie. Car, certains espace-temps ne pardonnent pas. Et cette période de l'histoire argentine en fait partie.

« Tu dois te rappeler que même le pire des pécheurs est humain, déclara-t-il. Ça ne veut pas dire qu'il faille oublier les péchés. Mais que parfois, il faut oublier l'humanité. »
Malgré moi, je perçus une certaine sagesse dans cette déclaration. Et plus largement, chez le Curé. C'était comme avec le Colonel, peut-être : on pouvait le haïr, mais on ne pouvait s'empêcher de l'écouter.

Le mythe qui est ici exploré a été mille fois lu, et mille autres fois écrit. Quel écrivain ne s'intéresse pas aux circonstances d'une vie, au désir de changer le sort - le mauvais sort - coûte que coûte. Revenir en arrière, tenter de voir l'instant où tout a basculé à jamais .. redresser ce moment, le faire advenir autrement. Sauver son amour et sauver son âme, quelle épopée, quelle œuvre de littérature n'en a pas eu le désir ?!
Je vous le disais dès les premiers mots de cette chronique : Hadès, Argentine s'attaque à des thèmes existentiels. La réalisation de son entreprise est d'autant plus admirable qu'il sait nous tenir en haleine .. non pas pour voir et pour savoir, mais pour vivre cette aventure en accompagnant le narrateur. La vie n'a d'autre finitude que le chemin en lui-même. Qu'une vie soit brisée, qu'une voie soit escarpée et rude, peu nous importe si cela recèle un sens.
J'ai tant aimé les personnages de ce livre, dont les tristes tortionnaires d'Automotores : Rubio, Anibal, le Curé (lo-cu-ra), Triste, Gringo, et notre Azul - alias Tomas - alias Shore. Lorsqu'une identité se décline au pluriel, que nous lisons ses différentes représentations, et que rien ne nous choque. Alors. Nous avons le cœur serré. Une mélancolie s'empare de nous qui n'est ni joie ni tristesse mais une reconnaissance de l'évidence. Quant à moi, en tant que lectrice - et une lectrice sensible de surcroît - je suis toujours admirative des écrivains qui peuvent me faire visiter l'horreur et la torture sans pourtant me laisser désœuvrée, tourmentée. Une lente obscurité ici nous éclaire. L'acceptation et le détachement nous offrent de regarder l'humanité, cette chose superflue.

Je ne vous ai pas parlé des deux sœurs, Nerea et Isabel, ni de leur mère Pichuca ; ne vous ai pas parlé non plus de Mercedes, l'épouse du Colonel. Les femmes dans ce roman sont les activistes, elles sont les artistes de l'histoire. Elles sont vivantes, militantes, actives, surprenantes. Elles sont remarquables. Elles n'ont peur de rien, ne reculent devant rien, peut-être parce que tout est à craindre, et à fuir. Elles n'en auront pas moins leur part de responsabilité dans l'absurdité de leur temps, ni n'en seront préservées. Mais elles invitent la couleur dans un contexte où tout est gris.

J'ai aimé ce livre. Je l'ai aimé comme j'aime la littérature ou comme j'avais aimé Neige d'Orhan Pamuk : il m'a emmenée dans un voyage que je n'aurais su faire sans lui. Je l'ai aimé aussi parce que ce n'est pas un roman que j'ai pu lire au rythme qui m'est coutumier. Telle une montagne, je l'ai escaladé étape par étape. L'ascension en valait la peine.

HADES, ARGENTINE
(Hades, Argentina)
Daniel Loedel
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par David Fauquemberg

éd. La croisée, 2021 (v.o. 2020)
Sélection Center for Fiction First Novel 2020
Sélection Prix du Roman Fnac 2021
Finaliste Prix Femina 2021
Lauréat Prix du Premier Roman - littérature étrangère, 2021

Les illustrations présentées dans l'article sont les œuvres de :
- Gao Xingjian,
- José Bosch.
La photographie de l'auteur en tête de l'article est de Sylvie Rosokoff.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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