Proletkult, du collectif Wu Ming

« Parce que au-delà de ta propre organisation il y en a une collective (...) que nous appelons "réalité" »

Quel extraordinaire livre que ce Proletkult du collectif d'écrivains italien Wu Ming !
Il entrelace différents genres, allie la philosophie, le marxisme et les sciences, invite un futur imaginaire au début du siècle dernier .. tout en nous transportant dans un pur délice de lecture. Et serez-vous surpris si je vous dis que la première fois que j'ai lu quelques mots sur ce livre c'était dans un essai scientifique et méditatif sur la question de la mécanique quantique * ? Oui, ce roman a de quoi nous surprendre par sa pensée profonde, et nous charmer par son essence littéraire. L'ayant lu d'un trait je sais que j'y reviendrai pour le relire de nouveau, plus lentement.

Le roman s'ouvre sur un prologue où une action révolutionnaire se déroule, en Russie, en 1907. Au chapitre suivant nous nous trouvons dans le présent, un présent qui se situe dix ans après la révolution russe. Nous sommes au côté de Denni, une jeune femme qui débarque littéralement dans ce monde, et nous laisse penser qu'elle arrive d'une autre planète. Elle est à la recherche de son père, terrestre, vraisemblablement l'homme que nous avons rencontré dans le prologue.
Le décor, tout le reste du roman, est essentiellement celui de notre planète, dans la Russie tout juste soviétique.
Très vite nous serons amenés à côtoyer Alexandre Bogdanov, personnage central de l'histoire, et, nous le savons, personnage historique qui a réellement existé mais a été quelque peu oublié, passé au second plan. L'homme était présent à l'origine de la pensée marxiste russe militante, il a été très tôt évincé par Lénine. En tant que scientifique et médecin il a eu la sagesse de se retirer de la scène politique et se consacrer à ses recherches sur les transfusions sanguines. Mais il a également écrit un roman, que l'on classerait aujourd'hui dans la littérature de l'Imaginaire. Cette planète qu'il implante dans son livre est celle dont arrive Denni !
Retour donc vers le futur, ou depuis un ailleurs. Que va-t-il se produire de la rencontre de ces deux mondes, lorsque le créateur rencontre l'enfant issu de sa création ? La compréhension d'un passé et l'initiation à la science, ai-je envie de répondre..

En effet, aussi déroutant que soit mon résumé du livre, j'aime mieux préciser de suite que nous sommes plongés dans l'histoire de la Russie soviétique ici, avec un zoom sur ses débuts. Les idéologies se sont confrontées, là encore, nous le savons. Mais Bogdanov était un philosophe, et la solution concrète qu'il apportait à l'avènement d'une humanité gérée différemment était en concordance avec ses recherches scientifiques. Ceci explique cela, vous dites-vous déjà. Eh oui, l'essai scientifique publié en 2020 (qui m'a mise sur la voie de ce roman) rapprochait la théorie quantique de la lecture scientifique qu'avait faite en son temps Alexandre Bogdanov des phénomènes de notre monde.
Vous voyez déjà en quoi ce roman est absolument passionnant : c'est un excellent roman, qui se dévore tel un thriller, qui fait appel à notre intelligence tel un objet littéraire de l'Imaginaire. Au final il nous aura dépeint l'humanité tel qu'on la connaît, et éveillé en nous cette fascination salvatrice pour les esprits hors du commun.

Les personnages du roman sont très vite attachants. Denni nous gagne par son mystère, Bogdanov par son entièreté, et Natalia Bogdanovna - l'épouse de Bogdanov - par sa perspicacité, sa solidité à tout épreuve. Naturellement d'autres personnages clé gravitent autour de ce trio, et plus d'une fois nous serons projetés dans le passé, l'époque où toute une petite bande était militante, soudée, convaincue. L'école russe de Bologne vous parlera peut-être : ces hommes et ces femmes qui ont dû s'exiler, prendre patience un temps, et expérimenter la mise en pratique de leur discours, par l'enseignement. 
Le grand absent durant le roman est Leonid, le présumé père de Denni, l'homme que Bogdanov a sauvé un jour. Va-t-il refaire surface, et quelles révélations renferme-t-il, à même de dénouer toute l'histoire..
Entre temps, bien-sûr, nous allons visiter le devenir des premiers porteurs de la révolution, une jeune décennie après qu'elle fût opérée. La lucidité qui surgit des profondeurs du texte sera fatale, et tendre par sa tolérance, son empathie pour l'Homme, quoi qu'il en soit. Le lecteur pourra ainsi faire preuve de cette même tranquillité face à la brute vérité humaine. Dans tous les cas il sera consolé in fine, et s'il le faut il pourra s'échapper vers une autre réalité.

J'ai aimé ce livre par tous ses aspects. J'ai admiré sa capacité à s'avérer délectable, tout en s'offrant la liberté d'accueillir en son sein tant de thématiques et de domaines de réflexion différents. Tout est affaire de points de vue dans une oeuvre littéraire, et dans la vie. Ici les points de vue se tiennent merveilleusement la main pour souffler une même parole. Celle de ce collectif sans visage Wu Ming, qui, comme nom ne l'indique pas, est constitué de quatre écrivains italiens.

PROLETKULT
Wu Ming
Traduit de l'italien par Anne Echenoz

éd. Métailié 2018 (v.o. 2018)

Les illustrations présentées dans l'article sont les œuvres de :
- Alisa Descotes-Toyosaki, Back to the Futuba,
- Dan Kitchener (street artiste Londonien).
* L'essai scientifique évoqué au début de l'article est Helgoland, de Carlo Rovelli. Sa chronique paraîtra très prochainement sur nos pages.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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