De la nourriture…

J'ai lu et traduit un entretien mené avec l'artiste Emeka Ogboh récemment où il présentait sa démarche autour de la nourriture. Dans son travail il reliait l'alimentation et la mémoire, exprimant le fait que l'on se mettait en contact avec ses attaches par la cuisine. D'après lui on se crée également de nouvelles attaches en s'intéressant à une nouvelle cuisine, en créant et intégrant de nouvelles recettes et ingrédients. Depuis je m'interroge sur le sens de l'alimentation. Alors j'ai cherché dans les livres que j'avais lus ces dernières années, comment les écrivains s'emparaient de la question, ce qu'ils en disaient. Quel est le rôle, quelle est la place donnée à la cuisine, et à la nourriture dans la fiction littéraire ?

Voici les livres qui me sont venus à l'esprit :
(en cliquant sur les couvertures des livres vous pourrez lire ma chronique détaillée sur chacun des romans. )

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LE RESTAURANT DE L'AMOUR RETROUVÉ
Ito Ogawa
Traduit du japonais par Myriam Dartois-Ako
éditions Picquier, 2013 (v.o. 2008)

Le roman s'ouvre sur une terrible déception du personnage principal. Son fiancé vient de la quitter en emportant toutes ses économies et tout ce qu'elle possédait. Démunie et chagrinée, elle perd la voix. Elle rentre dans son village natal où elle va se reconstruire en ouvrant un restaurant. Elle n'accueille qu'une tablée par jour, pour le dîner. La particularité du lieu est qu'elle concocte le menu sur mesure pour ses clients : elle demande à les rencontrer au moment où ils réservent chez elle. On lit au fil de l'histoire les liens qui se tissent grâce à ces repas personnalisés.

LA VÉGÉTARIENNE
(The Vegetarian)
Han Kang
Traduit du coréen par Eun-Jin Jeong et Jacques Batillot
Éditions Le Serpent à Plumes, 2015 (v.o. 2007) sortie poche, 2016
Lauréat du Prix Man Booker International 2016

Ce roman nous raconte l'histoire d'une jeune femme qui décide un beau jour de refuser toute nourriture animale. Au fil de l'histoire nous découvrons la violence avec laquelle son entourage rejette sa décision et, à la fin du roman, nous apprenons ce que cache son désir de changer d'alimentation. Raconté par trois voix, la sienne, celle de sa sœur et celle de son beau-frère, le récit brosse parfaitement ses liens avec les autres.

LA CHEFFE, ROMAN D'UNE CUISINIÈRE
Marie Ndiaye
éd. Gallimard, 2016

L'écrivaine nous offre ici le portrait d'une femme partie de rien et devenue la première cheffe - femme - à n'avoir jamais été étoilée pour ses restaurants hors pair. Le narrateur est un homme qui a tout appris d'elle, en commençant à travailler dans ses cuisines alors qu'il avait à peine vingt ans. Il nous fait le récit de la vie de cette femme et de son admiration, de son amour absolu pour elle.

Pour étayer mon propos j'aimerais également vous parler d'un film qui me semble aborder cette thématique avec brio. Il s'agit du film Lunchbox :

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Je vous avais parlé de ce film il y a quelque temps dans cet article. Disons en résumé que le film raconte le lien qui se crée entre deux personnes, au travers de la nourriture, d'un déjeuner que prépare chaque jour l'un et que consomme chaque jour l'autre. Ils communiquent par cette voie et parviennent ainsi à se connaître.

Vous l'aurez certainement remarqué, il y a un mot qui revient sans cesse dans mes brefs résumés de ces romans et de ce film : le lien. La nourriture, semble-t-il, permet de faire lien. Dans certains cas nos personnages créent des liens, dans d'autres cas, comme celui de La Végétarienne, ils refusent un certain lien. Mais la lecture de La Cheffe m'a fait penser qu'il s'agit, d'abord et avant tout de trouver et retrouver un lien profond avec soi-même. Aux moments fatidiques du récit cette femme se révèle à elle-même (à seize ans), ou se transforme fondamentalement (des années plus tard, suite à une période difficile qu'elle traverse). Cette construction ou transformation se produit dans sa prise en main de la cuisine, dans sa conception des recettes et des menus.

Lorsqu'on change, notre alimentation se transforme. Lorsque notre manière de faire lien se transforme, lorsque notre entourage évolue ou se renouvelle, là encore, notre alimentation change d'après les épisodes lus dans ces livres, vus dans ce film.

C'est assez amusant aussi de lire dans La Cheffe comme on peut nourrir la culpabilité par des mets exquis.

Dans Le restaurant de l'amour retrouvé la jeune femme rencontre ses clients. Elle prend connaissance de leur histoire, ressent leurs chagrins, pressent leurs désirs d'évolution. Elle conçoit ses mets et menus afin de permettre à ses clients de s'épanouir, de franchir des obstacles érigés en eux-mêmes. Très vite le restaurant gagne la réputation de faire des miracles. Une saveur est parvenue à libérer l'esprit de celui qui y a eu accès. D'une certaine manière le roman nous dit que notre être profond a engrangé en son for intérieur des expériences gustatives. La retrouvaille de ces expériences, ou l'adieu à ces expériences serait capable de faire œuvre de magie !

Je n'oublie pas que le mot lien, ou l'action de faire lien, renvoie fortement à l'amour. La première relation établie pour tout être humain s'est engagée avec la personne qui l'a nourri, lorsqu'il était bébé. Celui ou celle qui nous a nourri nous a aimé, nous a permis de nous maintenir en vie. Dans bien des cultures, voire peut-être dans toutes, on montre sa bienveillance et son amour en préparant à manger pour autrui. C'est cela qui est merveilleusement illustré dans le film Lunchbox. Et cet amour donné dans la préparation de la nourriture, peut être vu, reçu, désiré, (ou non) par celui qui consomme les plats en question... Mais une communication bien plus fine, plus discrète et plus précise peut être déployée dans l'art de la cuisine. Les trois livres ci-dessus, et ce film, illustrent bien cet échange, sans mots, qui se vit entre les uns et les autres.

Vous avez lu d'autres livres, ou vu d'autres films qui abordent ces thèmes ? J'aimerais beaucoup les connaître. N'hésitez pas à m'en faire part sur les réseaux sociaux de Kimamori (twitter et facebook ) ou en envoyant un courriel à Kimamori : il vous suffit de cliquer sur l'envelppe ci-dessous.

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Les illustrations présentées dans l'article (en dehors des images de mets culinaires ou boissons) sont des peintures de Wifredo Lam.
L'installation culinaire apparaissant tout au début de cet article est l'oeuvre de Emilija Vinzanovait et Jolita Vaitkutė.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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