Pays de neige, de Yasunari Kawabata

La révélation d'une passion

Il faut lire et relire les grands livres. Parce qu'à chaque nouvelle lecture nous percevons quelque chose de nouveau, démystifions ce qui restait irrésolu lors de la précédente lecture. Certains livres s'y prêtent mieux que d'autres, bien entendu. Pays de neige, de Yasunari Kawabata est un de ces textes que l'on peut relire à l'infini. C'est de la poésie, c'est un éclair de vérité toujours revisité sous un nouveau jour. Et puis, c'est un plaisir immense que de se fondre dans ce pays de neige où l'intensité de la passion colore de pointes de rouge la blancheur du décor. Oui, je l'ai relu cette semaine, pour la quatrième fois, et en vue de notre Book Club thématique dont le thème du mois est La Neige. J'ai eu le sentiment de saisir le propos du livre, pour la toute première fois !

Le livre s'ouvre sur un voyage en train. Un homme se rend dans la région des pays de neige, au Japon. Il habite à Tokyo. Très vite on comprend qu'il se rend auprès d'une femme rencontrée lors de son premier séjour dans ce village de montagne. Le roman nous donnera à lire les trois voyages de l'homme citadin dans cette région. Et nous suivrons la relation d'amour de cet homme marié et de cette femme, qui deviendra une geisha et qui continuera de faire le don de sa présence et de son amour à l'homme, lors de chacune de ses apparitions.
Tant cette femme, Kumiko, que l'homme, Shimamura, sont des êtres profondément libres dans leurs aspirations et leur nature. Néanmoins c'est tout un monde de conventions et d'arts qui s'esquisse autour de leurs personnages. Les autres habitants du village, les proches de Kumiko, dont les destins semblent tracés d'avance, dès les premières pages du roman peut-être, donneront de l'étoffe à leur histoire et en souligneront l'extraordinaire. Les contrastes se glissent partout dans le récit, par le décor, par les vécus, par le temps qui se déroule, inlassablement.

Yasunari Kawabata a écrit un roman, mais le lecteur aura sans cesse le sentiment d'être face à son grand écran de cinéma et de voir les images qui se présentent à lui, dans leur grandeur, et fourmillant de détails. Les cadrages, les jeux de couleurs et de reflets, les mouvements horizontaux et verticaux, tout est travaillé de main de maître. Et certains passages du livre, certaines scènes ai-je presque eu envie de dire, resteront à jamais gravés dans notre esprit. En relisant le livre on cherchera à les revoir, les revivre, les enregistrer mieux encore dans notre mémoire. Parce qu'ils contiennent une part d'absolu, revêtu de cet indicible insaisissable qui fait du livre une œuvre de poésie, énigmatique, sublime.

Une blancheur immaculée accueille ce pays de neige. Mais c'est une passion de feu qui Kawabata pose dans ce décor. Les joues qui s'empourprent sur fond de neige, l'incendie qui se déclare en fin de récit, le kimono de dessous, rouge écarlate, qui parfois se révèle. Saurions-nous apprécier les couleurs de la vie si elles n'étaient mises en lumière par le silence de neige (et inversement !). Et cette culture japonaise, qui est de si peu de mots, comment serait-elle dûment comprise si ce n'est par le contraste violent des désirs !

Il est un passage qui à chaque fois m'émeut. Shimamura se rend dans les villages des toiles de Chijimi. Ces tissus sont d'une blancheur, d'une finesse, inégalables. La tradition s'est perdue mais les vêtements de Chijimi vendus et portés aux quatre coins du Japon sont envoyés chaque années au pays de neige, pour être blanchis dans leur lieu originel : lavés de neige et étendus sur la neige réverbérant avec force vigueur les rayons du soleil. Mais l'on apprend ici la face cachée de cet art ancestral. Les jeunes filles ne pouvaient sortir de la maison tout l'hiver durant. Et l'hiver est long en cette région. Alors elles tissaient leur toile. Chacune la sienne. À la fonte des neiges chacune présentait son œuvre aux marchés, et la vente avait ainsi lieu. Mais ce sont ces femmes elles-mêmes qui étaient en vente en quelque sorte : elles étaient en quête d'un mari, et leur chemise de Chijimi témoignait de leur raffinement, de la douceur et de l'excellence de leur caractère..

Ah! J'aurais tant à dire sur ce livre. Il m'intrigue, m'interpelle, me surprend. C'est l'Homme qui est raconté ici. La révélation de soi est dessinée. Et le mystère des sentiments. Les arts s'entrelacent, de l'art vestimentaire à l'art pictural, en passant par le chant et la mélodie particulière qui se dégage du Shamisen, instrument japonais si évocateur. C'est l'art de la vie, longue, semblant uniforme et dotée pourtant de sel et de piment. Mais surtout c'est une redistribution belle et juste des valeurs qui est ici offerte par l'écrivain. L'effort gratuit, les actions dont on ne tirera aucun profit visible. L'amour, et l'amour de la liberté, se manifestent sous cette gratuité, semble nous dire Pays de neige.

PAYS DE NEIGE
Yasunari Kawabata
Traduit du japonais par Armel Guerne

éd. Albin Michel 1960 (v.o. 1948)
poche Le livre de poche

La photographie en tête de l'article est de © murielarie pour Kimamori.

Les illustrations présentées dans l'article sont les œuvres de :
- Utagawa Hiroshige,
- Kaburagi Kiyokata.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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