Éblouis par la nuit, de Jakub Zulczyk

« Varsovie m'assassine, et cette souffrance nous afflige tous les deux. »

Au début de l'année, l'affaire judiciaire concernant le journaliste et écrivain Jakub Zulczyk a été classée sans suite. Pour rappel, et si vous n'aviez pas entendu parler de cette histoire, ce polonais de 38 ans avait reçu à son encontre une plainte - privée, n'émanant pas du gouvernement - en novembre. Il avait qualifié de "crétin" le président polonais Duda dans un commentaire sur les réseaux sociaux, après que ce dernier a émis des réserves sur l'élection de Joe Biden. L'affaire n'a donc pas aboutie car, selon le juge, cela aurait pu "porter atteinte à la liberté d'expression et empêcher de futures critiques des autorités".
Cette affaire avait fait grand bruit et, mis en accusation pour injure publique à l'égard du président, l'auteur s'était empressé de prendre la parole sur FaceBook en précisant qu'il pensait être  " le premier écrivain dans ce pays depuis très longtemps à être jugé pour ce qu’il a écrit ".

Si je reparle de cette affaire aujourd'hui, c'est pour vous parler du coup de cœur que j'ai eu pour le roman de Jakub Zulczyk ; Eblouis par la nuit, publié chez Rivages/Noir. C'est une pépite, un roman à fleur de peau, froid comme son personnage principal, avec une écriture saisissante et d'une beauté rare qui tranche avec la crasse et la souillure qu'on nous dépeint au cours de ces quelques 500 pages.

« Asphyxie-nous, mon Dieu, car si tu ne le fais pas, nous continuerons à courir en boucle, à nous heurter les uns aux autres, à nous cogner contre des murs que nous avons nous-mêmes érigés, nous gratterons rageusement ce carton-pâte abject dont tout est fait, pour en extirper n'importe quoi, l'amour, l'argent, nous-mêmes, un truc qui ne s'y trouve pas, et s'il y est, alors il disparait plus vite qu'il n'est apparu".

Jacek travaille à Varsovie. Il vit la nuit, avalant les kilomètres chaque jour comme d'autres avalent les stupéfiants. Il connaît la ville mieux que personne, car Jacek est un dealer de cocaïne.  Toujours très soigné, limite maniaque, ne supportant pas les odeurs désagréables qui percutent son odorat délicat, il nous fait entrer dans sa tête et son âme comme dans celles de Varsovie.
Des clubs branchés, aux résidences privées luxueuses ou aux sorties de boites de nuit, Jacek a une clientèle d'habitués faites de jeunes bourges, de politiques, de vedettes ... L'histoire se déroule en très peu de jours - les 70 premières pages ne dépeignent que la journée du vendredi - où tout bascule et tout s'enchaîne. Jacek rêve d'une seule chose ; prendre enfin des vacances, et surtout dormir. Faire une vraie nuit, complète, dans un lit propre et sans coup de fil de cocaïnomanes affamés. Et pour ça, il a réservé un vol pour l'Argentine, qui part dans une semaine. Pourquoi l'Argentine, il n'en sait rien, mais c'est assez loin et assez exotique pour lui convenir. Plus qu'une semaine à patienter.

Monologues et dialogues ciselés se succèdent sans que, jamais,  la présence de Varsovie ne s'éloigne. La ville est un personnage, elle nargue Jacek, le retient dans ses bras et  ne cesse de lui prouver que dans son monde, tout a un prix, tout s'achète, tout se vend, tout se prend. Jacek rêve de tout voir couler, il aspire à un grand déluge qui viendrait délivrer la capitale polonaise de ses démons.
Il contrôle tout, a tout planifié pour que jamais on ne puisse remonter jusqu'à lui. Personnage froid et cynique, Jacek n'a que très peu de relations, à part son amie Pazina, et exècre les vendeurs d'héroïne, ne rend jamais visite à ses parents et inspire confiance autant aux acheteurs qu'à ses fournisseurs. Seulement, la machine va s'enrayer, et le voyage risque d'être compromis.

« Noie cette ville pour que je cesse enfin d'entendre le bourdonnement et les cris sourds. (…)  Noie-moi parce que je ne veux rien de tout ça. Je ne veux que l'argent et la nuit. Je ne veux que regarder et compter. Je ne veux et ne sais rien faire d'autre, or il n'y rien à voir, mon Dieu, et il n'y a rien à compter, mon Dieu, c'est encore et toujours la même image, la même toile couverte des mêmes détails possibles. Noie-les tous, car ils ne savent pas ce qu'ils font, car ils ne savent pas qui ils sont, car ils pénètrent le jour et la nuit pareillement écervelés, pareillement trompés (…). »

Si le pitch de départ pouvait sembler être du déjà-vu, c'est pourtant un très grand roman noir que nous avons entre les mains. Je l'ai déjà expliqué, l'écriture en est très clairement l'atout majeur, mais l'aspect cinématographique de l'histoire n'est pas en reste ; il n'est pas étonnant que le roman ait été adapté en série télévisée - dont Zulczyk en est le coscénariste - , tant Jakub Zulczyk parvient à tout rendre très "visuel". Dans la première partie du roman, le lecteur participe à l'histoire comme une sorte de spectateur, de passager clandestin dans l'Audi de Jacek. L'auteur prend le temps de tout mettre en place, d'instaurer un climat de normalité, rassurant, on pourrait croire que l'histoire va se dérouler de la même manière jusqu'à la fin, sans problème. Eblouis par la nuit prend alors un autre tournant, en tête d'épingle. Bien enfouis dans la tête de Jacek, nous ne pouvons qu'assister à sa chute.

A travers Jacek, le lecteur découvre le monde de la nuit. Paradoxalement, elle révèle les vices qui se cachent en plein jour, à la vue de tous, l'ombre les fait éclater et rayonner. 
La drogue, les divertissements, les relations sans attaches et les lumières artificielles, rien ne semble avoir de sens dans cette société décrite par Jakub Zulczyk. Car Jacek n'est pas qu'un salaud sans cœur, pas seulement. Il n'aurait probablement pas été crédible. Même si la violence semble le laisser indifférent, Jacek ne supporte pas qu'on s'en prenne aux femmes, il ne consomme pas - du moins  pendant un temps - la drogue qu'il vend, il est poli et cultivé.
Eblouis par la nuit est bien un roman noir, mais un roman magnifique tout court également. La compression de l'histoire, en si peu de jours, ne laisse pas de place au doute concernant la rapidité à laquelle tout peut basculer dans une vie, surtout quand on la brûle par les deux bouts et qu'on flotte dans un univers de requins, comme c'est le cas de Jacek. Car, tapis dans les rues de Varsovie, il y a toujours pire que lui, attendant un faux pas …

EBLOUIS PAR LA NUIT
Jakub Zulczyk
Traduit du polonais par Kamil Barbarski
éd. Rivages/Noir, 2021

La photographie en tête de l'article est d'© Amalia Luciani pour Kimamori.

Article d'Amalia Luciani

Historienne de formation, elle est enseignante, photographe et nouvelliste. Elle a été journaliste en freelance.
Responsable de la rubrique Littérature de l'Imaginaire, elle gère le compte et les communications Instagram. Elle est également l'experte polar de Kimamori.

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