Mortepeau, de Natalia García Freire

« Maman ne parlait pas, elle s'était détachée des mots depuis des jours, y avait renoncé comme on renonce aux gants à la belle saison ».

L'année dernière, les éditions Christian Bourgois publiaient le premier roman de la jeune auteure équatorienne Natalia García Freire, Mortepeau (Nuestra piel muerta).  
Ce très court roman est une expérience de lecture unique, un voyage sensoriel qui floute les limites de l'onirisme et de la réalité. Vrai roman gothique, les mots y grouillent comme les insectes pour lesquels se passionne le personnage principal, Lucas.
A l'ouverture de ce récit à la première personne, nous suivons ce jeune homme qui se rend sur la tombe de son père. Lucas extériorise ses frustrations, sa colère, son incompréhension et son amertume, mais aussi sa peine et ses regrets car il ne possède plus rien. Sa famille n'est plus. De nombreuses années auparavant, son père n'avait pas su refuser l'hospitalité à deux cavaliers, arrivés tardivement un soir sur la propriété, qui demandaient un hébergement pour quelques jours en échange de travaux sur la propriété. La vision de ces deux colosses n'annonçait rien de bon. Dans l'ancien jardin tant aimé de sa mère, Lucas se souvient de l'effondrement de sa famille et de sa vie qui, depuis, n'est faite que de désespoir.

« Quand les larves de mouche s’apprêtent à éclore, tout se liquéfie à l’intérieur de leur cocon pour former un être complètement différent : une mouche. Des pattes effilées et des ailes géométriquement bien taillées naissent d’une larve blanche et molle.
Il en va de même avec ce que j’éprouve : tout en moi, y compris le sentiment le plus ignoble, se métamorphose et peut devenir une idée prodigieuse selon mon bon vouloir ".

Car les deux hommes, Felisberto et Eloy, ne partiront jamais. Au contraire, c'est leur deux silhouettes que Lucas voit désormais derrière la fenêtre de la maison. En quête désespérée d'un foyer, préférant être battu par eux que seul, il revient sur ses terres.
Il est difficile d'en raconter davantage, car ce roman se vit plus qu'il ne se lit. On doit le ressentir. Lucas étant passionné d'insectes depuis l'enfance, différentes espèces prolifèrent dans les pages, qui ne sont pas sans rappeler certains textes d'Edgar Allan Poe ou des poèmes de Baudelaire comme Une Charogne. Mais dans cet imaginaire très noir, gothique, ces petites bêtes nous ramènent également vers le titre du roman et son ouverture sur la tombe du père, car ce sont eux qui sont présents dès la troisième ligne ; "Mais son corps est enterré dans ce jardin, ce qui reste du jardin de ma mère, entouré de limaces, d'araignées-chameaux, de lombrics, de fourmis, de coléoptères et de cloportes. Peut-être même qu'un scorpion s'est posé sur son visage à moitié décomposé, et tous deux évoquent les dessins qui ornent les tombeaux des pharaons égyptiens".
Grâce à eux, la décomposition se met en place. Celle des corps, mais pas celle des souvenirs. Comme le dit Lucas, ce monde est à eux et ils attendent seulement la fin de la vie pour nous surpasser.
Le jardin naguère luxuriant, entretenu avec soin par la mère de Lucas, est désormais un ramassis de mauvaises herbes, deux hommes dorment dans le lit du père et portent ses chemises, la mère adorée est devenue folle, et Lucas sert d'esclave sur les terres d'un autre.
L'histoire de ces deux hommes qui font irruption dans une famille et s'accaparent tous leurs biens m'a également rappelé le film de Darren Aronofsky, Mother. L'angoisse est présente à chaque page, on se perd parfois en ne sachant plus ce qui est vrai ou ce qui s'est réellement passé. Pourquoi le père a-t-il laissé faire ça ? Ne s'est-il rendu compte de rien ? Lucas le rend coupable de tout, de l'abandon de sa mère à celui de la maison et des domestiques, laissées aux mains de Felisberto et d'Eloy.

« À présent, j’en comprends la raison : tout père abrite un dieu et considère ses enfants comme des figurines d’argile toujours inachevées qu’il cherche sans cesse à recréer à son image pour finir par les condamner : il les accable de fléaux et de déluges, les maudit, puis leur pardonne sa propre vanité. Et nous autres, humains, sommes tous des enfants d’argile timorés et craquelés qui errent de leur vivant, dépourvus de bras, de jambes, ou encore difformes. Bien que personne ne puisse nous voir . »

La religion est très présente dans le roman, ce que semble condamner Lucas car sans elle, son père n'aurait peut-être pas ouvert en grand les portes de sa maison, sous couvert de charité chrétienne, et sa mère n'aurait pas été tenue à l'écart de la société, isolée dans une chambre car considérée comme folle.
Felisberto et Eloy, dans le regard d'un Lucas encore enfant, ressemblent à des ogres de contes. Ils sont sales, leur peau semble pourrir à certains endroits, contaminant l'ensemble de la demeure comme une moisissure.
Les dernières pages du roman sont d'une beauté saisissante et tragique, clôturant à merveille l'épopée macabre de cette famille ; "et tout le reste du monde est réduit au silence. Je n'entends plus que les insectes (…)".

MORTEPEAU
Natalia García Freire
Traduit de l'espagnol (Equateur) par Isabelle Gugnon
éd. Christian Bourgois, 2021
couverture : Bill Mayer, Life and death

La photographie en tête de l'article est d'© Amalia Luciani pour Kimamori.

Cet article a été conçu et rédigé par Amalia Luciani.

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