La république des faibles, de Gwenaël Bulteau

«Dans cette république dévoyée, les faibles buvaient le calice jusqu'à la lie".

"La république des faibles " est le premier roman de Gwenaël Bulteau, récompensé du prix Landerneau polar en 2021. Une de ses nouvelles, déjà récompensée par Quais du Polar, fut le point de départ de ce roman.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce roman historique qui se dévore d'une traite est une véritable réussite. L'auteur insiste bien sur le fait qu'il  n'est pas historien, mais que la fiction lui permet de nourrir une réflexion sur l'actualité, en la travaillant avec des faits historiques se passant sous la Troisième république. C'est, pour ma part, un vrai coup de cœur. L'enquête, le contexte, les décors et les personnages faits de nuances, tout est parfaitement exécuté et maitrisé. Aucun élément n'est à la traîne.

Notre histoire s'ouvre à Lyon en 1898, lorsqu'un chiffonnier découvre le corps mutilé d'un enfant sur les pentes de la Croix Rousse. Un gamin des quartiers populaires, là où les hommes s'échinent dans des petits boulots sous-payés, où les femmes s'usent les mains et la peau en traitant les tissus et en tentant d'élever des ribambelles d'enfants pendus à leurs jupons et à leurs seins. En suivant un petit groupe de policiers, l'auteur nous dépeint une France en crise, divisée, secouée par l'affaire Dreyfus et le "J'accuse" de Zola, l'antisémitisme décomplexé et un nationalisme exacerbé qui cherche à se faire une place. Ce contexte social et politique sera, en filigrane, la toile de fond de tout le roman.
L'ironie du titre, repris directement d'une idée développée au 19ème siècle afin de protéger notamment les femmes et les enfants, saute aux yeux à chaque page. Le manque de considération pour ces dernières, privées de certains droits fondamentaux et dont la seule utilité est celle de procréer, est parfaitement rendue par l'auteur, mais aussi nuancé par des personnages libres et souvent précurseurs dans leur fonctionnement et leur manière de penser. Le meurtre de l'enfant vient cristalliser, personnifier le contexte, rendre visible ce qui semblait sous-jacent. La violence envers les plus faibles est rendue palpable.
La disparition d'un autre personnage, au parcours ambigu, nourrit une enquête plus profonde que celle concernant le crime, celle qui dévoile les vrais visages des protagonistes de cette époque, des citoyens lambdas aux idées parfois difficiles à cerner ou désireux de s'élever socialement, quels que soient les sacrifices ou les choix douteux qui en découlent.

La victime est un enfant des quartiers populaires, Maurice Allègre, surnommé le Prussien. 
La priorité ne semble pas être la résolution de ce dossier, ou de n'importe quelle autre impliquant la mort ou la disparition d'un enfant, tout comme ce qui s'apparente de près ou de loin  à des violences domestiques. Les sévices sous le toit de la maison sont des affaires privées. Le commissaire Jules Soubielle prend au contraire cette affaire très au sérieux. Et c'est tant mieux, car un autre garçon est enlevé …
Cette affaire, qui peut sembler banale dans un polar, permet de déployer un décor soigné et enrichi par les connaissances et les recherches de l'auteur. Le choc de l'affaire Dreyfus et l'acquittement d'Esterhazy, le ressentiment de certains, la soif de revanche depuis la guerre franco-prussienne, les émeutes, tout laisse présager une bombe à retardement que l'on effleure dès les premières lignes.
Cette république qui portait en étendard la volonté de protéger les plus faibles semble s'être fourvoyée, et les promesses sont déjà loin.

« Vous connaissez comme moi le fonctionnement de notre administration. Les priorités sont claires : l'ordre social, la tranquillité publique, la sécurité des commerces. On ne fait pas grand cas de la mort d'un enfant. Deux ou trois jours d'investigation et on passe à autre chose ! »

Ce premier roman est un coup de maître, autant dans le fond que dans la forme. Car oui, la plume et la langues sont superbes, le style est poétique. Soubielle, Caron, Grimbert, Silent, chaque homme de loi de notre histoire apporte une vision différente de la société, tous sont décrits avec soin, révélant leur part d'ombre et de lumière à mesure de l'histoire. La paix sociale paraît bien bancale…
"La république des faibles" est un roman fabuleux, à découvrir absolument.

LA REPUBLIQUE DES FAIBLES
Gwenaël Bulteau
10/18
éd. La manufacture de livre, 2021
couverture, Rémy Tricot

La photographie en tête de l'article est d'© Amalia Luciani pour Kimamori.

Cet article a été conçu et rédigé par Amalia Luciani.

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