« En nous résonnent deux mélodies : celle de l'être aimant le monde et celle de l'être absent du monde. Il ne convient pas de choisir l'une pour détruire l'autre, cela est impossible. Mais celle que l'on fredonne donnera la teinte de notre symphonie. Et nous serons au monde l'air que nous sifflerons. »
Originaire de Martinique, où il vit depuis plusieurs années, Michael Roch a su se faire remarquer grâce à son précédent roman, "Moi, Peter Pan" (sélectionné pour le Grand Prix de l'Imaginaire 2018) et son style onirique et poétique si singulier qui tranche avec certaines parutions actuelles très concises et avares en parole.
Pour ma part, je l'avais découvert il y a quelques années sur sa chaine YouTube de vulgarisation littéraire, La Brigade du Livre, dont il est le créateur et le réalisateur. Mais surtout, c'est toute sa réflexion sur l'afrofuturisme qui m'intéressait, thème que je commençais à effleurer en lisant Phenderson Djèlí Clark, même si ce dernier se place plutôt dans une démarche de rétro-afrofuturisme selon ses dires.
Je vois que j'ai commencé à vous perdre. Revenons un peu là-dessus. Selon un article du magazine Jeune Afrique, l'afrofuturisme "se propose de penser le futur dans un contexte noir". Surgi dans les années 90, ce terme nait d'un manque flagrant de science-fiction dans la littérature afro-américaine. Il s'agit alors de prendre possession d'un futur fictif, mais avec des personnages principaux afro-américains pour traiter de thématiques identitaires. De nos jours, si vous avez vu le film Black Panther, dans lequel la toute première scène présente aux spectateurs le personnage de Killmonger volant dans un musée Britannique un artefact de son pays, vous avez déjà une première image succincte de ce que peut être un travail sur l'afrofuturisme et ces questionnements modernes.
«— Non, j’aimerais que les mots que je prononce te percent le cœur et ressortent de toi en sourires, en larmes ou en caresses. Qu’ils te lavent de tous les maux que tu gardes au fond de toi. Il n’y a que les larmes, les caresses ou les sourires pour se laver du malheur.
— Le soleil et la mer, aussi".
Petit à petit, des super-héros afro-américains, puis africains, prennent possession des bandes dessinées et de séries télévisées, auxquels la jeunesse afro-descendante peut s'identifier. Au cœur de ces œuvres - souvent dans le genre dystopique ou contre-dystopique - afro-centrées, il s'agit de lier cultures ancestrales africaines et projets futuristes.
Avec le temps, l'afrofuturisme dépasse le simple cadre de l'afro-américanisme où le thème de la cohabitation entre Noirs et Blancs est prédominant. Les auteurs africains développent leurs propres thématiques, véritablement afro-centrées, venant ainsi apporter une richesse et une diversité à l'afrofutrisme. Apparaissent alors des œuvres afrofuturistes où les auteurs ne ressentent pas la nécessité d'évoquer l'Occident ni les relations entre l'Afrique et le reste du monde, laissant les africains uniques acteurs des histoires qu'ils racontent.
Membre de La Fabrique Décoloniale (mouvements de réflexions autour de la décolonisation culturelle sur les problématiques qui concernent la société martiniquaise, et constituée de plusieurs artistes, sociologues et politologues), Michael Roch tente d'étendre un afrofuturisme caribéen. Afin d'en savoir un peu plus sur ce sujet tout en écoutant l'auteur parler de son dernier roman, Tè Mawon, je vous invite à regarder la vidéo de Nexus VI dans laquelle il est invité.
Parlons maintenant du Livre Jaune. Un pirate échoue sur les bords de Carcosa, La Cité d'ailleurs. Pas sûr que ce soit plus enviable que l'enfer, il se persuade qu'il est mort. Il fait alors la rencontre de Maar, un aveugle très loquace qui semble tout connaître de lui et qui propose d'aller rencontrer le Roi en jaune.
Aux cotés de son guide, le pirate - dont vous finirez par apprendre l'identité - découvre alors une ville pour le moins étrange et terrifiante .. à l'image de son Roi, qui parvient à devenir mémorable en seulement quelques lignes. Hanté par Ananova, la femme qui l'a quitté avec une simplicité déconcertante ("Je ne t’aime plus, et je ne sais pas pourquoi » ), le naufragé est pris dans une tempête faite d'anciens sentiments et d'absence qui porte le lecteur jusqu'aux confins de l'Amour. Le Roi en jaune va soumettre une difficile question au pirate ; l'aider à se débarrasser de sa malédiction…
Si beaucoup de références m'ont échappées, on ne peut pas passer à côtés de celles vers Dante et Lovecraft, tout comme le terme Hastur souvent utilisé en fantastique.
La plume de Michael Roch est fabuleuse. Le travail sur les mots, le poids du phrasé, tout cela démontre un travail d'écriture ahurissant. Le livre jaune n'est pas simple à lire, et tout autant délicat à chroniquer. Comme le pirate, on se perd à plusieurs reprises, on cherche, on tâtonne. Mais on finit toujours par se retrouver. On navigue entre l'onirisme et le lyrisme, la fable et le conte, la quête d'amour absolu et la résilience après la difficile séparation. Le pirate doit se rendre au bout du monde, guidé par un aveugle pour prendre le temps de se connaitre réellement, pour savoir quel sens donner désormais à sa vie sans Ananova.
La photographie en tête de l'article est d'© Amalia Luciani pour Kimamori.