Ring Shout, cantique rituel, de  P. Djèli CLARK

« (...) Pour des amateurs et amatrices de littératures de l'imaginaire, habitués à côtoyer des langues fictives telles que l'elfique ou le klingon, une once de dialecte afro-américain et de créole ne devrait pas poser de problème Vous allez y arriver ! »

Voilà une novella qui a tout raflé sur son passage dont les prestigieux prix Locus et Nebula. P. Djèlí Clark, dont j'essaie de vous parler à chacune de ses traductions françaises chez l'Atalante, est un auteur hors-norme, à l'imagination inouï, qui ne cesse à chaque fois de me bluffer.
Ring Shout ; Cantique rituel ne déroge pas à la règle. C'est une histoire sombre qui se dépeint ici, une part terrible de l'Amérique que P. Djèlí Clark s'approprie en y mêlant du fantastique, mais l'horreur est bien humaine... .
Les États-Unis sont émerveillés par la sortie du film "Naissance d'une nation"  en 1915. Encore aujourd'hui, il ne cesse de faire débat ; ségrégationniste, révisionniste, sa popularité a surtout permis au Ku Klux Klan de renaître de ses cendres alors qu'il s'était essoufflé depuis longtemps au moment de la sortie du film. Dans l'uchronie fantastique que nous propose l'auteur, ce film est d'autant plus dangereux. Nous sommes dans les année 20, et son pouvoir de nuisance est bien réel et malfaisant ; à chacune de ses projections, il transforme les Blancs en Ku Kluxes, de véritables monstres assoiffés du sang des anciens esclaves. La métaphore est claire.

«De la parlotte scientifique pour expliquer comment que les membres du Klan tournent Ku Kluxes. D'après Molly, ce serait comme une infection ou un parasite qui se nourrirait de haine".

Dans mes précédentes chroniques sur l'auteur, j'avais évoqué sa capacité à créer des personnages féminins forts. P. Djèlí Clark sait écrire ces personnages avec leurs propres spécificités, leurs forces, leurs qualités et leurs défauts. La littérature de l'imaginaire en a besoin, mais la littérature tout court aussi. Ici, il ne déroge pas à la règle. Maryse est la narratrice de l'histoire. Armée de son épée, elle n'a qu'un seul but dans sa vie ; exterminer les Ku Kluxes. Elle est accompagnée  entre autres de Chef, une ancienne militaire passionnée d'explosions - elle a notamment servie pendant la Première Guerre mondiale chez les Black Rattlers - et de Sadie, une fine gâchette redoutable. Elles dézinguent les monstres, tout en menant de front leur vie de femmes libres et indépendantes.
Elles ont été rassemblées par Nana Jean, une vieille femme un peu mystique qui sait comment la haine se propage. Elle connait son pouvoir de nuisance, et a conscience qu'à travers les Blancs, des forces ténébreuses mettrons la main sur le monde en utilisant les conflits raciaux qui les opposent aux afro-américains. La haine est un cancer, mais c'est avant tout un moyen pour ces forces de se répandre sur terre car elles s'en nourrissent.
Comme dans les précédentes œuvres de P. Djèlí Clark, la culture Gullah (ou Geechee) est très  présente, notamment avec l'utilisation de ce dialecte d'Amérique du Sud. De nos jours, des millions d'hommes et de femmes américains sont des Gullah, à savoir des descendants d'esclaves envoyés d'Afrique de l'Ouest dès le XVIè siècle pour travailler dans différentes plantations. Mais cette culture développée durant 250 ans d'esclavage est en perpétuel danger, noyée dans la culture américaine. Ils se trouvent aujourd'hui en majorité dans les régions de la Caroline du Nord et de la Géorgie. L'intérêt, autant du point de vue littéraire qu'historique, que peut y trouver un écrivain - qui plus est historien travaillant sur l'esclavage et les mouvements d'émancipations - est donc indéniable. Le nom de la nouvelle, d'ailleurs, "Ring Shout" est un rituel religieux, une danse africaine pratiquée à l'origine par les esclaves et introduite aux Etats-Unis. Elle a notamment influencé le jazz.

À travers le film "Naissance d'une nation", dans lequel les membres du Klan sont perçus comme des héros, P. Djèlí Clark écrit la naissance et le façonnage de la haine. Comment elle se déverse, se répand, et embrase tout sur son passage.

« Je porte en moi la beauté d'une musique inspirée par l'esprit de lutte et l'amour féroce. Lui, il a rien que ce bruit pétri de haine. Sans une once d'âme. Rien que de la viande fade »

Encore une fois, il faut saluer le travail remarquable de traduction, toujours assuré par Mathilde Montier. Le mélange des dialectes, l'argot, l'absence de négation parfois, traduire P. Djélì Clark n'est clairement pas de tout repos ! Sa richesse culturelle, langagière et historique font de ce texte, pourtant si court, une nouvelle puissante et extrêmement riche. Dans ce pays encore affaibli par la Guerre de Sécession et la ségrégation, la haine et l'ignorance avaient un terreau fertile pour se développer. Alors, que des hommes prennent une forme monstrueuse après avoir ressenti une forte haine, pourquoi pas ?

L'horreur présente dans le texte et dans certaines descriptions vous feront penser à Lovecraft, sans doute. P. Djélì Clark nourrit ses textes de nombreuses références, c'est ici le cas avec par exemple les Docteurs de la nuit (Night Doctors). Dans le texte, à l'évocation de ces entités, les héroïnes ont les cheveux qui se dressent sur la tête. Ces créatures connus dans le folklore afro-américains sont un peu nos croquemitaines, sauf qu'une  grande part de réel enveloppe ces monstres de légendes urbaines. De nombreuses "expériences" ont été conduites par des médecins, parfois affiliés au Klan mais généralement dans un pseudo but scientifique, sur des hommes noirs ou sur leur cadavre.
Une des études les plus connues est celle de Tuskegee sur la syphilis, qui a duré pratiquement quarante ans au lieu des six mois annoncés ! L'étude consistait à connaître les effets de la maladie si elle n'est pas traitée, les sujets n'étant pas informés qu'ils n'allaient recevoir aucun traitement alors que c'est pour cette raison que ces malades afro-américains se sont portés volontaires. Et même une fois le traitement à la pénicilline mis à jour, aucune de ces personnes n'en bénéficiera.  L'horreur est donc omniprésente, le fantastique que distille P. Djélì Clark et sa grande culture font le reste, la réalité dépassant toujours - malheureusement - la fiction.
Le personnage de Maryse apparaît comme une sorte d'élue, une guerrière capable de sauver le monde, rôle bien connu dans les récits de l'imaginaire mais dont l'originalité est ici frappante car il est tenu par une femme de couleur.
P. Djélì Clark nous offre une œuvre puissante et riche, mais surtout une réflexion sincère sur notre rapport à la vengeance, la haine et la résilience.

RING SHOUT, CANTIQUE RITUEL
P. Djèlí Clark
Traduit de l'anglais par Mathilde Montier
éd. l'Atalante, 2021, collection la dentelle du cygne
Illustration ; Dorian Danielsen
Le Grand Prix de l'Imaginaire, Prix de la traduction Jacques Chambon 2022

Locus Awards 2021
British Fantasy Awards 2021
Nebula Awards 2020

La photographie en tête de l'article est d'© Amalia Luciani pour Kimamori.

Cet article a été conçu et rédigé par Amalia Luciani.

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