Mangeurs de monde, de Jean-Michel Neri

" Je me dis que même si on en réchappait, son corps resterait là, avalé par le désert, desséché sans avoir pourri, sans qu'aucun ver ne l'eût rongé, comme momifié pour l'éternité. On ne sentait qu'elle, elle écrasait tout. Comment imaginer qu'un jour cela puisse être différent. L'immensité inerte. Mais ce n'était qu'apparence, tout ici était en mouvement, en permanence, c'est en cela que c'était immuable. Et nous, nous étions des poussières échouées là, qui laissions des traces qui auraient disparu demain".

Si vous nous lisez depuis un certain temps, le nom de Jean-Michel Neri, écrivain, élagueur, formateur et consultant, ne vous est pas inconnu. Son roman, "La peau de l’Olivier", dont la chronique est également disponible sur le site, nous plaçait dans les pensées de l’arbre, son bois était le nôtre et nous vivions avec lui ses rencontres avec les éléments et, bien sûr, avec l’Homme. Son roman suivant, "Minoru", faisait astucieusement se rencontrer la Corse et le Japon.
La nature, ses chamboulements et l’Histoire des hommes sont présents dans cette nouvelle parution, un recueil de nouvelles bilingues sorti chez Òmara Editions : "Mangeurs de monde".
Du XVIème siècle jusqu’à l’époque contemporaine, nous remontons le temps sur les traces de ces civilisations qui se sont heurtées les unes aux autres. À travers neuf nouvelles, esclavage, colonisation et leurs cortèges de massacres se succèdent et dessinent la naissance des nations blanches qui, pour s’agrandir, ont rongé les terres autant que les hommes. Les armes, les mentalités et les différents modes de pensées s’y confrontent : on déforeste autant qu’on pille et détruit les langues, les branches de familles entières disparaissent. La terre est remodelée.

Dans la nouvelle American River, un Indien Nisenan est initié aux richesses de la nature par sa sœur. La vallée appelée « Cullumah », « la belle », par les tribus, est dévastée par les Blancs. Les truites se sont éloignées de la rivière, celle que les cartes des mangeurs de monde nomment dorénavant l’American River , et non plus "Mokelumne". Les premières découvertes de l’or scellent un peu plus le destin de la région et de ces peuples.
Pour marquer son appropriation d’une terre, on la renomme, on la façonne. C’est une idée que l’on retrouve dans d’autres nouvelles de Jean-Michel Neri. Par exemple, l’auteur donne le titre de Aoteara, nom maori du pays, à la nouvelle qu’il situe en Nouvelle-Zélande.
Toujours dans cette idée d’effacement culturel, la nouvelle Mirabilis évoque un botaniste autrichien chargé du Jardin botanique de Lisbonne, envoyé en Angola pour récolter des plantes et des insectes afin d’enrichir les collections royales. Il doit s’appuyer sur des guides parfois analphabètes mais dont la connaissance du terrain est inégalable, le paradoxe laissant quelque peu dubitatif certains Européens. Une nouvelle fois, la plante sera rebaptisée du nom de son découvreur Blanc, alors qu’elle était déjà connue et nommée par d’autres peuples depuis des siècles. Rien n'existe tant qu'il n'est pas européen. 
Dans Freeman Island, la symbolique des mangeurs de monde et des prédateurs des terres et des cultures s’inverse et devient littérale, en passant par un acte de cannibalisme. Les deux dernières nouvelles du recueil se recentrent sur la Corse, comme si la carte du monde s’était peu à peu resserrée. Sahara nous place aux côtés d’un insulaire contraint de participer à la conquête de l’Algérie, alors que lui aussi a subi la colonisation. Villa Grimaldi clôt le livre par un dernier choc des cultures et des mœurs.
Seul la nouvelle Ogushi-san offre au lecteur un temps de repos, de poésie et d’harmonie pendant lequel nous suivons un jardinier japonais œuvrant dans l’art de la taille et se sachant œuvrer pour quelque chose de bien plus grand que lui.

Terres saccagées, noms oubliés, esclavages, destins brisés ou noyés dans l’alcool, aucun des vices de la colonisation ne sont épargnés au lecteur, ni à la Nature. Cette dernière apparaît au fil des pages comme un personnage à part entière, omniprésent et protecteur mais aussi en souffrance et dont les blessures suintent chaque jour un peu plus.

MANGEURS DE MONDE
Jean-Michel Neri
Òmara Editions, 2022
Nouvelles bilingues
Photo de couverture : Portrait de groupe de dix-huit Papous inconnus, anonyme, 1880, Rijksmuseum Amsterdam

La photographie en tête de l'article est d'Amalia Luciani pour Kimamori.

Cet article a été conçu et rédigé par Amalia Luciani.

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